L’inlandsis est une immense étendue de glace recouvrant tout un continent, comme c’est le cas en Antarctique. Ce spectacle saisissant revêt une importance cruciale pour la science, car cette glace nous offre des informations précieuses sur le climat à travers les âges. Elle nous permet, par exemple, de mieux comprendre la santé de notre planète, les variations de température ou encore le taux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Autant de raisons justifiant l’organisation d’expéditions scientifiques ambitieuses pour approfondir notre connaissance de l’environnement (le projet Ice Memory). Cependant, dans la bande dessinée magistrale de Benjamin Adam, publiée chez Dargaud sous le nouveau label Charivari, les choses prennent une tournure bien différente. Nous sommes projetés en 2046, dans une France devenue un pays d’une violence extrême. Le pouvoir est aux mains d’un parti autoritaire et xénophobe, réactionnaire et d'obédience chrétienne, qui réprime toute forme de manifestation grâce à une police omniprésente. Dans ce contexte dystopique, la bande dessinée elle-même n’est plus vraiment un loisir prisé. Plusieurs crises successives ont éloigné le public de cet art que nous adorons tant. Pourtant, deux auteurs de BD se voient confier une mission singulière : ils sont envoyés en Antarctique pour documenter la fonte inexorable de l’inlandsis et en tirer un récit personnel. Cette mission est orchestrée par Marie, une jeune femme pleine de ressources, mais confrontée à une épreuve intime : victime d'un accident, elle souffre d’une perte de mémoire à court terme. Incapable de se souvenir des actions qu’elle vient de réaliser, elle doit consigner chaque détail dans des carnets. Ce trouble, profondément invalidant, finit par affecter sa vie de famille, qu’elle s’efforce malgré tout de préserver. Vous l’aurez compris, ce récit est foisonnant, éclaté, et emprunte des directions multiples. Pourtant, il constitue un véritable tour de force, une œuvre à la fois poignante et profondément maîtrisée.
La grande question que l’on peut se poser en lisant cette œuvre splendide signée Benjamin Adam est la suivante : à quoi bon ? À quoi bon lutter contre l’inéluctable, quand tout semble déjà en marche, quand les événements sont enclenchés et qu’il n’est plus possible de revenir en arrière ? À quoi bon avancer, quand tout ce qui survient finit inévitablement par tomber dans l’oubli, qu’il s’agisse des grandes tragédies de l’humanité ou des petits riens du quotidien ? Comme cela est tragiquement illustré dans l’histoire de Marie, même écrire et fixer les choses sur le papier semble futile. Une simple page arrachée d’un carnet peut suffire à effacer ce qui y était consigné, avec des répercussions lourdes pour des inconnus situés à des milliers de kilomètres. Par ailleurs, malgré tout ce que nous savons sur l’état du monde, malgré les dossiers, les recherches et les alertes, les complotistes de tout poil et les négationnistes les plus acharnés finissent par triompher. Leur bêtise insondable en vient à gouverner le monde. C’est précisément ce qui se passe dans ce 2046 imaginé par Benjamin Adam, un futur qui ressemble étrangement à notre présent. Et c’est bien cela qui glace le sang. Certaines références rencontrées dans le récit, telles qu’une école baptisée « Bolloré » ou une rue dédiée au ministre Retailleau, laissent penser que cet avenir sera sombre parce que trop proche de notre présent. Cependant, au milieu de ce chaos, l’humanité résiste. Placée face à l’absurdité des choses, elle puise dans les gestes les plus simples une raison d’avancer et d’affronter le jour suivant. Cette résilience, magnifiée par une narration d’une grande maîtrise, offre au lecteur plusieurs pistes à explorer : les (més)aventures de Marie, celles des artistes envoyés en Antarctique pour concevoir une bande dessinée, ou encore des références historiques évoquant des moments clés de la conquête des pôles. Le dessin, d’une simplicité et d’une expressivité saisissantes, parfois caricatural, sert admirablement le projet et l’ambiance du récit. Même lorsqu’il s’agit de représenter des gaufriers à huit cases, à la fois didactiques et dépouillés, le résultat est d’une efficacité indéniable. En fin de compte, Inlandsis Inlandsis déroute et charme à la fois. Cette bande dessinée ne ressemble à rien de connu, et c’est précisément ce qui en fait un chef-d’œuvre. Ce premier tome, sorti de nulle part, et une révélation absolue : on ne peut qu’espérer une suite dans les plus brefs délais, avant que la fonde des glaces et la montée des eaux ne ruinent notre attente.
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