À Paris, le début du 20e siècle est marqué par l'apparition du métropolitain (le métro, quoi). Alors que les premières lignes sont gérées par la municipalité, la grande ligne Nord-Sud est confiée à des intérêts privés. Tout pourrait aller pour le mieux, s'il n'y avait ce mystérieux assassin à l'écharpe rouge, qui virevolte sur les toits et les ponts de la ville, et s'introduit à bord d'une rame, pour accomplir un nouveau méfait. Ils s'en prend exclusivement aux notables de la ville, cette catégorie de nantis qui prospère alors que le petit peuple meurt de faim. Touche personnelle, à chaque fois il laisse dans la bouche de ses victimes un louis d'or. Insaisissable, excellent acrobate, le meurtrier parvient toujours à déjouer les plans de ceux qui tentent de le capturer. Tout ceci s'insère dans une bande dessinée minutieuse et documentée. La reconstitution historique est importante dans L' Enfer pour Aube, nous sommes vraiment plongés dans une capitale tentaculaire, qui grouille d'une humanité pas toujours reluisante. C'est que la Commune est passée par là, une trentaine d'années auparavant, et les traces qu'elle a laissées sont encore présentes, aussi bien dans les esprits que dans l'organisation sociale de la cité elle-même. Les travaux faramineux entrepris aussi bien pour le métro que pour la rénovation de l'architecture urbaine ont nécessité beaucoup de main d'œuvre, et l'arrivée de fort nombreux bretons, qui sont méprisés et considéré comme des "nègres blancs", selon l'expression raciste en usage alors, exacerbe les tensions Il règne un ostracisme, un mépris si profond envers ces manœuvres infatigables, qui ne fait qu'alimenter et engendrer la violence. Celle-ci est souvent l'apanage des Apaches, c'est-à-dire c'est une bande de malfrats qui sillonne les rues, dans une tenue assez particulière, puisque ornée d'une large ceinture rouge à la taille, et de pantalons à pattes d'éléphant. Philippe Pelaez réussit le tour de force le présenter une histoire (et aussi une Histoire) passionnante, qui mêle enquête et constat social et historique implacable.
La restitution du contexte social et historique est tout simplement excellente. Nous trouvons dans cette bande dessinée de fausses couvertures du célèbre quotidien "le Petit Journal" qui viennent confirmer et étoffer les événements narrés dans les pages précédentes. Nous trouvons aussi en fin d'ouvrage quelques petits articles qui éclaircissent certains des points abordés. Le dessin également se met au diapason. Tiburce Oger parvient a créer une ambiance totalement envoûtante; chacune des vignettes est particulièrement fouillée, le détail est omniprésent jusqu'au drapé des vêtements ou des capes, alors que l'ensemble est présenté sur un lavis de gris élégant, qui donne une patine évidente à cette œuvre, avec par endroits des touches rouges carmin, notamment lorsqu'il s'agit de mettre en évidence le foulard ou la ceinture des criminels, le sang qui coule ou quelques petits détails propres à servir l'histoire. Ne négligeons pas non plus l'emploi d'une langue appropriée, l'utilisation de cet argot et des termes de la rue qui fleurent bon les pavés parisiens d'antan. Le côté enquête également n'est pas négligé, et après avoir semé un peu de confusion et quelques fausses pistes, la révélation par Pelaez de l'identité du maître criminel, à peine énoncée, est elle aussi sujette à une remise en perspective rapide, qui fait que l'on doute toujours autant à la fin de ce premier tome (il y en en aura deux au total). Il y a de la violence dans ces pages, mais ce n'est pas une violence gratuite, plutôt disons une violence inéluctable, celle qui prospère lorsque des couches de populations se superposent mais restent à jamais hétérogènes, sans la possibilité pour l'une de se fondre dans l'autre. Un rapport vertical de la société intéressant d'ailleurs, puisque l'histoire commence avec un assassinat perpétré depuis un pont, avec le saut risqué et expert du meurtrier, qui par ailleurs est un acrobate hors pair, c'est-à-dire celui qui voltige d'une classe à l'autre, qui est à l'aise et en même temps insaisissable chez et pour tout le monde. C'est un Paris en transformation que nous découvrons au début du 20e siècle, avec le progrès technique et l'urbanisation systématique et systémique, qui permet certes d'assainir de très nombreux quartiers, mais qui en même temps détruit une partie de l'âme parisienne et surtout porte atteinte aux conditions de vie déjà bien précaires d'une partie de la population. Pour en savoir plus, je vous recommande de lire le roman d'Émile Zola, la Curée. Très intéressant également le fait d'avoir pris le temps d'expliquer qu'une grande partie de la révolte des couches populaires, lors de la Commune, a été matée et jugée très sévèrement par d'autres pauvres, qui auraient eu tout intérêt à participer eux aussi, ou en tous les cas à se montrer plus revendicateurs, mais qui ont très vite tourner le dos à l'agitation sociale. Ce qui ne fait que confirmer que la guerre intestine entre personnes infortunées ne date pas d'aujourd'hui; il y a toujours un plus pauvre et un plus malchanceux que soi sur qui se retourner, quand on souhaite exercer un tout petit peu de pouvoir. L'ensemble est présenté dans un superbe écrin, la couverture est tout simplement magnifique, vaguement art déco, et la conclusion est imparable : une des plus belles et plus intelligentes bandes dessinées du premier semestre est arrivée chez Soleil. Allez vite découvrir cela chez votre fournisseur de confiance!
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Vous nous lisez? Nous aussi on va vous lire!