LES SENTINELLES : RÉÉDITION CHEZ DELCOURT (TOMES 1 & 2)


 Dans Les Sentinelles, Xavier Dorison et Enrique Breccia orchestrent une fresque singulière où l’Histoire et l’uchronie se mêlent avec une assurance presque déconcertante. Le point de départ est connu : l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand en juin 1914, déclencheur d’un conflit qui va broyer l’Europe. Mais Dorison ne se contente pas de rappeler la mécanique bien huilée des alliances : il met en scène un scientifique idéaliste, Gabriel Féraud, héritier des recherches de Marie Curie, inventeur d’une pile au radium susceptible de bouleverser le rapport de force. Bien entendu, l’armée française, ici incarnée par le colonel Mirreau, ne tarde pas à flairer le potentiel destructeur de cette découverte, et donc à vouloir la détourner à son profit. Dorison se lançait avec cette série (rééditée chez Delcourt, pour accompagner la série disponible sur Canal Plus) dans une relecture très particulière de la Première Guerre mondiale. Les Sentinelles ne sont pas seulement des fantassins ordinaires : ce sont des êtres augmentés, des créatures mi-hommes mi-machines, nées de la folie scientifique et du pragmatisme militaire. Deux figures occupent le haut du pavé de ces deux premiers tomes : Féraud, savant pacifiste broyé par la logique guerrière et Djibouti, vétéran dopé et mutilé qui ne survit qu’en combattant. Le premier a bien du mal à accepter sa quadruple amputation et le fait qu'il a été transformé en Taillefer, une sorte de robot artisanal, qui réapprend à se sentir humain, et préfère rester mort pour sa femme et son garçon. Le second se drogue, boit, s'oublie quitte à se trahir. Deux trajectoires qui, sur les champs de bataille de la Marne, ou aux ordres de Gallieni, incarnent autant de visions contradictoires de l’héroïsme et de l’horreur.



Là où la série prend toute sa force, c’est dans sa capacité à faire cohabiter le souffle épique et la précision documentaire. Dorison s'appuie sur des références tangibles, comme la première utilisation des armes chimiques, les bombardements massifs, jusqu’au rappel du conflit qui opposa Gallieni et Foch sur la manière de s'opposer à l'avancée allemande vers Paris, et les mêle à une esthétique presque steampunk. Le procédé pourrait sembler artificiel, mais il fonctionne grâce à l’ampleur du travail préparatoire et à l’équilibre subtil entre invention et mémoire. Le dessin d’Enrique Breccia ne laisse pas indifférent. Ses traits épais, ses visages anguleux, sa manière de faire surgir la fureur et la boue dans chaque case donnent au récit une intensité brute. Ses planches, traversées de collages, de gravures et de photographies d’époque, brouillent volontairement les repères : le lecteur a parfois l’impression de tourner les pages d’un album d’archives, puis de replonger dans un cauchemar fantastique. Breccia, héritier d’une tradition graphique prestigieuse, se permet ici une démonstration magistrale : ses images n’illustrent pas l’Histoire, elles la malaxent et la digèrent. Au-delà de son intrigue bien fichue, Les Sentinelles interroge la place de la science face à la barbarie, la capacité des hommes à justifier l’innommable au nom du progrès ou de la patrie. C’est moins un récit de guerre qu’une chronique de l’humanité confrontée à ses contradictions les plus brutales. Et si l’on y ressent des frissons, ce n’est pas uniquement à cause des automates d’acier et des armes expérimentales : c’est parce que Dorison et Breccia nous rappellent que la Première Guerre mondiale fut, avant tout, un laboratoire à ciel ouvert pour toutes les horreurs du XXe siècle. Chez Delcourt, les tomes 1 et 2 ont été réédités courant septembre, les deux autres sont prévus pour le quinze octobre. 




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LES SENTINELLES : RÉÉDITION CHEZ DELCOURT (TOMES 1 & 2)

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