Là où la série prend toute sa force, c’est dans sa capacité à faire cohabiter le souffle épique et la précision documentaire. Dorison s'appuie sur des références tangibles, comme la première utilisation des armes chimiques, les bombardements massifs, jusqu’au rappel du conflit qui opposa Gallieni et Foch sur la manière de s'opposer à l'avancée allemande vers Paris, et les mêle à une esthétique presque steampunk. Le procédé pourrait sembler artificiel, mais il fonctionne grâce à l’ampleur du travail préparatoire et à l’équilibre subtil entre invention et mémoire. Le dessin d’Enrique Breccia ne laisse pas indifférent. Ses traits épais, ses visages anguleux, sa manière de faire surgir la fureur et la boue dans chaque case donnent au récit une intensité brute. Ses planches, traversées de collages, de gravures et de photographies d’époque, brouillent volontairement les repères : le lecteur a parfois l’impression de tourner les pages d’un album d’archives, puis de replonger dans un cauchemar fantastique. Breccia, héritier d’une tradition graphique prestigieuse, se permet ici une démonstration magistrale : ses images n’illustrent pas l’Histoire, elles la malaxent et la digèrent. Au-delà de son intrigue bien fichue, Les Sentinelles interroge la place de la science face à la barbarie, la capacité des hommes à justifier l’innommable au nom du progrès ou de la patrie. C’est moins un récit de guerre qu’une chronique de l’humanité confrontée à ses contradictions les plus brutales. Et si l’on y ressent des frissons, ce n’est pas uniquement à cause des automates d’acier et des armes expérimentales : c’est parce que Dorison et Breccia nous rappellent que la Première Guerre mondiale fut, avant tout, un laboratoire à ciel ouvert pour toutes les horreurs du XXe siècle. Chez Delcourt, les tomes 1 et 2 ont été réédités courant septembre, les deux autres sont prévus pour le quinze octobre.
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