
Avec Spectateurs, Brian K. Vaughan et Niko Henrichon nous offrent une œuvre aussi fascinante qu’inconfortable, un sorte de miroir tendu à une humanité obsédée par ses pulsions, sa solitude numérique et son voyeurisme compulsif. Le duo, déjà remarqué sur Pride of Baghdad, signe ici une fable macabre et sensuelle où sexe et violence s’enlacent dans un ballet troublant et très contemporain. Forcément, à ne pas mettre en toutes les mains. Tout commence dans un cinéma, décor banal d’un rendez-vous raté. Val, quadragénaire solitaire, s’y rend pour son date Tinder, qui tourne court. Dépitée, elle s’enfonce dans son siège, sort son téléphone et noie sa déception à l'aide d’un site pornographique. Le dessin, cru, intrusif mais fichtrement juste, capte cette tension entre désir et ennui, jusqu’à ce qu’un tireur fasse irruption dans la salle et transforme la scène en massacre. Le contraste est brutal : la chair, objet de plaisir une seconde plus tôt, devient matière à carnage. Val a beau se cacher, supplier, elle est abattue, froidement. C’est dans cette collision de pulsions que Vaughan trouve sa matière première. La mort de Val la propulse dans un au-delà singulier, où les âmes errantes observent les vivants sans pouvoir interagir. Ils deviennent les spectateurs éternels d’un monde qui se consume, en noir et blanc (à leurs yeux). Un autre fantôme, Sam, guide dans Val dans cet étrange purgatoire et offre une chance de développer la réflexion et l'échange : c'est clairement la foire au voyeurisme pur, tous les morts épient la vie qu’ils ont perdue. Le récit avance alors par strates philosophiques : que signifie « vivre », lorsque l’on passe son existence à regarder celle des autres ? Vaughan pousse la métaphore jusqu’au vertige. On fait alors un bond dans le temps, toujours avec Val, presque cent ans plus tard : les survivants de notre monde décadent s’adonnent à des orgies technologiques (avec des robots masturbateurs à longueur de pages), des combats à mort en direct, des dérives sexuelles ou meurtrières diffusées comme des divertissements planétaires. La société n’a pas évolué : elle a simplement perfectionné ses pulsions. Elle est dominée par ses (plus bas) instincts.

Niko Henrichon, de son côté, livre un travail vraiment remarquable : son trait parvient à conjuguer sensualité, dégoût et attirance morbide dans le même mouvement. Chaque page évoque vraiment la moiteur du désir et la froideur du néant dans lequel l'humanité semble se complaire. L'artiste s'en sort admirablement bien, aussi bien quand il s'agit de présenter des planches statiques, où c'est le dialogue qui est roi, que lorsqu'il faut laisser l'érotisme et la chair s'emparer de la scène, avec des verges turgescentes ou des pénétrations offertes sans fard. Spectateurs peut déconcerter, comme si l'ouvrage ne cherchait jamais à séduire. Plutôt, on dirait que son but est de choquer, émoustiller, inviter à une forme d’introspection douloureuse. Car en suivant Val (et Sam), cette âme condamnée à contempler, on réalise combien nous partageons sa condition. Nos vies, rythmées par les réseaux sociaux, se nourrissent des images des autres : couples parfaits, drames médiatisés, violence virale et omniprésente. Nous sommes devenus des spectateurs / poulets sans tête, incapables de détourner le regard du spectacle du monde en déliquescence, auquel nous appartenons sans appartenir. Spectateurs interroge notre complicité silencieuse. Le monde est laid, il est régi par le sexe, le sensationnalisme, le manque d'empathie. Mais nous sommes tous une partie du problème. En guise de conclusion, un pied de nez final très intelligent, où le regard du spectateur des personnages prend conscience d'être observés (d'être lu), dans un jeu de miroirs et tiroirs déprimant de justesse. Préparez Sour Times de Portishead en guise de fond sonore (si vous souhaitez être raccord avec les intentions de Vaughan dans les dernières pages) et regardez. Contemplez. C'est dégoûtant, c'est fascinant. C'est humain, en somme.

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