STRANGE FRUIT : SUR LES RIVES DU MISSISSIPI AVEC JG JONES ET MARK WAID

Strange Fruit est un comic-book qui plonge ses racines dans la réalité historique. Nous allons donc à la rencontre de la grande crue de 1927, qui ravagea la région du Delta du Mississipi. Plus précisément nous suivons le destin de la petite ville de Chatterlee, là où il ne faisait pas bon vivre en ayant le teint trop mât. Les noirs sont utilisés avant tout pour les basses besognes, comme par exemple le renforcement des digues pour contrer la furie probable du fleuve. Une défense bien pathétique au regard de la puissance des eaux, mais qui montre bien comment les propriétaires terriens du sud fonctionnaient toujours dans une logique esclavagiste, bien après l'abolition. Mark Waid utilise ce décor pour amener son idée originale, à savoir l'arrivée sur Terre, depuis l'espace et une sorte de capsule cosmique, d'un individu surpuissant, et totalement étranger à nos us et coutumes. Il ne parle pas anglais ni aucune langue connue sur Terre, ne sait pas ce qu'il fait là, et suscite la méfiance et le rejet. Et pour une dernière raison fort simple : le "colosse" est noir, le crime parfait dans ces recoins d'Amérique. Le pitch de départ est bien entendu calqué sur les premiers pas de Superman, et il s'agit aussi d'une variante du Red Son de Mark Millar. Et si Superman n'était pas un grand brun à peau claire, mais un afro-américain imposant? S'il n'avait pas abouti encore enfant dans une ferme aimante du Kansas, mais sur les bords du Mississipi, en pleine crise sociale et météorologique? Tout est fait pour que le lecteur comprenne bien les enjeux et les tensions, avec notamment des personnages fort utiles au déroulé du récit comme l'ingénieur McCoy, qui est le symbole de la réussite possible des noirs américains, mais qui s'affranchissent (à grand peine) surtout au nord, ou Sonny, métayer afro-américain et rebelle aux ordres imposés, en qui bouillonne une rage mal canalisée et qui semble paumé, dans un monde où tout lui interdit d'être l'homme libre qu'il rêverait devenir. Bref, au milieu de toute cette agitation, notre surhomme d'ébène est pratiquement un point de détail. Il met sa force au service du bien, quand arrive le pire (les eaux qui envahissent le Delta) mais il ne semble pas poussé par des motivations particulières, tout comme il ne s'exprime jamais. 




Le dessin est entièrement réalisé par JG Jones, un des maîtres établis dans le domaine du réalisme. Avec un travail inspiré ou guidé par Norman Rockwell, il nous donne à voir chaque muscle, les expressions des visages, les corps en mouvement, comme saisis sur le vif, tirés de photographies adaptées aux comics. C'est forcément beau et efficace pour illustrer la stupeur des foules et la puissance de ce "colosse" débarqué de nulle part.
Reste que c'est très court, certains diront trop court. Quatre épisodes ne laissent pas le temps de trop se familiariser avec les personnages, et le super extra-terrestre qui a débarqué est traité avec hâte, comme si de toutes manières ce n'est pas lui qui occupe le devant de la scène, mais les intentions des auteurs de retracer un moment d'histoire important du sud des Etats-Unis. L'excuse des comics est toute trouvée, et JG Jones a eu le temps de peaufiner, avec son compère, cette histoire qui lui tenait vraiment à coeur. A noter que l'expression Strange fruit vient d'une chanson de l'éternelle Billie Holliday, et fait référence aux pendaisons sauvages de noirs, aux arbres, par les cinglés racistes du Ku-Klux-Klan. 
Un album hautement intelligent, donc, artistiquement abouti, mais qui ne laisse pas trop le temps de laisser croître et exploser la colère et l'analyse, et aurait mérité au moins le double de pages, pour donner une chance à toutes les subtilités de l'histoire, d'être abordée avec justesse. Cela dit, ne vous retenez pas si vous avez l'envie de lire cette sortie, disponible chez Delcourt. 







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