
Certes, la situation n'a rien de réjouissant du côté des Humanoïdes Associés (même la branche américaine des Humanos vient d'être déclarée en cessation de paiement), mais on continue (pour le moment ?) de voir débarquer quelques nouveautés attendues en librairie, à commencer par une adaptation d'une nouvelle de Lovecraft, La Tombe. Écrite en 1917 mais publiée seulement en 1922, cette histoire marque sans doute la première véritable œuvre « adulte » de l'écrivain culte. On y sent déjà la main ferme du conteur macabre, le goût du passé qui pourrit lentement dans les recoins d’une mémoire décadente, et l’ombre des grandes thématiques qui hanteront tout son univers : la folie, la dégénérescence, l’héritage maudit et le vertige d’une identité qui s’effrite entre rêve et réalité. Le narrateur, Jervas Dudley, est un jeune homme « rêveur et visionnaire », autrement dit un doux inadapté (un branleur, presque). Comme souvent chez Lovecraft, ce marginal se réfugie dans les livres anciens, fuit les conventions de son époque et cherche la beauté dans les ruines du passé. Sa solitude devient une porte ouverte sur l’irrationnel. Un jour, il découvre un vieux mausolée, celui de la famille Hyde, dont le manoir fut jadis consumé par la foudre. Châtiment divin, murmurent les villageois, histoire de corser l'atmosphère. Dès lors, Jervas se met à rôder autour du caveau, fasciné, possédé par l’idée d’y entrer, comme si sa propre vie l’attendait à l’intérieur. Ce n’est pas un hasard si cette fascination a des allures de désir interdit : l’attirance du vivant pour la mort, de la chair pour la poussière, de l’homme pour un passé qui n’est plus le sien. Dans ce texte, l’obsession est moins un élan romantique qu’une maladie du sang. Jervas revendique même un lien imaginaire avec les Hyde, persuadé d’être l’un des leurs, réincarné ou ressuscité à travers les siècles. À mesure qu’il s’abandonne à son délire, il dort à côté de la tombe, puis finit par y pénétrer, trouvant dans le cercueil vide une place toute désignée : la sienne. Bonne nuit les petits.

Le ton reste celui d’une confession fiévreuse, classique chez Lovecraft : le narrateur parle depuis un asile, conscient que ses mots paraîtront fous. Il affirme pourtant décrire des faits réels. Ce jeu entre la démence et le surnaturel est l’une des réussites du texte. Ce que Jervas croit voir (la lumière dans le caveau, la clé providentielle, le bal spectral des Hyde ressuscités) peut être lu comme les hallucinations d’un esprit brisé, ou comme les preuves d’un héritage maudit revenu le hanter. Certains critiques ont reproché à La Tombe un excès de prose ampoulée, des phrases interminables qui donnent à l’ensemble un parfum d’archaïsme. Mais d’autres y voient justement comme un charme. La maladresse stylistique devient presque un effet de style, une manière de brouiller la frontière entre le rêve et la réalité, entre le XIXe siècle décadent et l’horreur moderne. La version en bande dessinée est écrite par Bastian D.D et parvient bien à retranscrire le ton et la prose, en opérant des choix qui assurent une transition fidèle et efficace au format dont les Humanos sont de fervents défenseurs. Le dessin est confié à Nino Cammarata et c'est une grande réussite. Aussi bien quand la mise en page est classique, sous la forme d'un gaufrier régulier, que dans les splendides pleines pages ou les vignettes qui respirent amplement, le trait est élégant, soigné, ne souffre d'aucune baisse de régime ou approximation. On peut reprocher à La Tombe de n’être qu’un canevas encore rigide, un brouillon d’idées qui écloront plus tard. Le récit est parfois trop explicite, la psychologie esquissée sans profondeur. Mais l’essentiel se prête très bien à une adaptation en bande dessinée, l'image appuyant l'aspect lugubre et macabre des propos de Lovecraft, nous séduisant par sa préciosité. C'est beau et à conseiller vivement aux fans de l'écrivain de l'horreur.

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