
En 2022, Talia Dutton ressuscitait le mythe de Frankenstein pour en faire un drame intime sur la reconstruction, la différence et la quête d’identité. Publié chez Surely Books (maison d’édition dédiée aux artistes LGBTQIA+), M is for Monster réinvente le célèbre récit de Mary Shelley à travers une approche plus humaine, et résolument contemporaine. Ici, la foudre ne donne pas seulement la vie : elle éclaire aussi les zones d’ombre que la société préfère ignorer. Le récit s’ouvre sur une scène familière : une scientifique exaltée, des éclairs, un corps inerte sur la table. Mais cette fois, le docteur Frankenstein s’appelle Frances Ai, dite Frankie, et la créature qu’elle tente de ramener n’est autre que sa sœur Maura, morte dans un accident de laboratoire. L’expérience est un succès… ou presque. Car la jeune fille qui se réveille n’est plus Maura ; elle choisit bientôt de s’appeler simplement M. Sans souvenirs, sans repères, M refuse de rejouer la vie de celle dont elle n’est que l’écho charnel. Frankie, de son côté, s’obstine à lui faire endosser le rôle de la sœur perdue, incapable de faire son deuil autrement que par la science. Entre ces deux femmes se tisse un lien fait d’amour, de culpabilité et de maladresse : l’histoire d’une créature qui veut exister pour elle-même, et d’une créatrice qui doit apprendre à lâcher prise. Amour toxique et mensonges au menu, bon appétit. Dutton reprend les figures archétypales de Shelley, c'est-à-dire surtout le savant démiurge et sa création en quête d’humanité, pour les transposer dans un territoire plus émotionnel que gothique. Là où Victor Frankenstein se perdait dans l’orgueil et l’isolement, Frankie avance, trébuche, mais finit par reconnaître ses erreurs. Quant à M, elle n’est pas le monstre rejeté par le monde : elle est une jeune fille en devenir, en apprentissage de soi, qui cherche à comprendre comment être « quelqu’un » dans un corps et une identité imposés. Son parcours métaphorique résonne avec les interrogations de nombreux lecteurs adolescents : comment se définir lorsque tout autour de soi prétend savoir mieux que nous qui nous sommes ?

Graphiquement, Dutton est capable à la fois de nous écorcher le cœur et les yeux, et de nous apaiser. Le trait, souple et expressif, s’appuie sur une palette restreinte de teintes turquoise, noires et blanches : quelque part entre la froideur clinique du laboratoire et la mélancolie romantique des films expressionnistes. Les coutures visibles de M deviennent un symbole double : cicatrice des attentes qu’on lui impose, mais aussi motif récurrent d’une possible reconstruction. Les éclairs, les ombres, les reflets sont autant de métaphores visuelles de la fragmentation et de la recomposition du soi. Dutton se fait virtuose quand il s'agit de dessiner la simultanéité du passé et du présent sur la même page, de traduire la confusion intérieure, ou encore faire naître des silences qui valent plus que les dialogues. M is for Monster n’est pas un récit d’horreur, mais une histoire d’apprentissage. On y parle moins de création contre nature que d’amour et rébellion contre les apparences. La question devient alors : et si le « monstre » avait été aimé ? Et s’il avait eu la chance de se choisir lui-même ? Et si Frankenstein, au lieu de fuir, avait accepté sa créature ? Sous ses airs de conte mélancolique, cette bande dessinée aborde avec délicatesse la pression des attentes familiales, la peur de ne pas correspondre, et le droit d’exister selon ses propres définitions. Talia Dutton signe un premier roman graphique d’une étonnante maturité. Delcourt nous propose cette pépite, qui en appelle d'autres.

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