On ne va pas se mentir, business is business. La raison première à la base de la création du personnage de Miss Hulk, c'est bien entendu l'envie de surfer sur le succès de la série télévisée des années 1980n avec Lou Ferrigno, reproduire avec une femme ce qui avait déjà fonctionné parfaitement avec un homme (vous vous souvenez de l'Homme qui valait trois milliards et de Super-Jaimie, hein ?). Sauf que cette fois, la version féminine n'a rien d'un monstre vert qui écume de rage mais elle est sculpturale, plantureuse et présentée très souvent de manière carrément sexy, y compris son alter ego Jennifer Walters, une avocate aussi vive plutôt discrète. Alors que Bruce Banner n'a aucun contrôle sur sa créature et traverse une existence des plus tourmentées. C'est néanmoins The Sensational She Hulk et non pas Savage qui permet au personnage d'entrer définitivement dans l'histoire. Autrement dit, c'est son passage entre les mains expertes de l'auteur complet canadien John Byrne qui va la faire entrer au Panthéon du genre. Si vous êtes un lecteur français qui a désormais dépassé un certain âge, vous l'avez probablement découverte sur les pages de Nova, en petit format, avec des planches amputées pour l'occasion. Nous n'avions jamais eu accès au format librairie pour ces épisodes devenus incontournables, et les voir débarquer dans une intégrale, c'est probablement un de ces cadeaux dont peu d'entre nous osions rêver il y a encore quelques mois. Lorsqu'un personnage de bande dessinée est conscient qu'il n'est pas vraiment un être de chair et de sang et qu'il entame un dialogue avec l'auteur ou le lecteur, ça s'appelle fracturer ou traverser le quatrième mur, et c'est exactement le processus récurrent que va utiliser Byrne. La géante de jade est consciente de n'être qu'un personnage et elle va utiliser toute la grammaire et les codes les comics à travers les épisodes, pour nous faire rire et nous interroger sur la dynamique même de la réalisation de ses propres histoires. Elle s'irrite contre son dessinateur, elle traverse l'espace en sautant d'une case à l'autre, on la voit même parcourir un vaste espace de pub sur une double splash page, là où normalement les comic shops plaçaient une longue liste de numéros à vendre. Miss Hulk est forte, elle est intelligente, elle est drôle, elle a du recul sur elle-même, un côté romantique, peut se la jouer fashion victim. Elle est toujours prête à se dévouer corps et âme à cette héroïsme qui fait le succès de Marvel. Bref, une recette parfaite pour une femme moderne, mais dans les années 1990. Avec en face une galerie de vilains assez pittoresques et pas toujours des plus impressionnants sur le papier, comme l'extraterrestre Xemnu et sa longue fourrure blanche, l'homme aux échasses ou bien encore les improbables Head Men. Voilà qui sont quelques-uns des premiers à se mettre en travers de sa route. Tant pis pour eux.
Certains font des reproches à Byrne depuis longtemps, notamment lorsqu'il est scénariste, pour sa tendance à multiplier les pistes secondaires, quitte ensuite à recourir à des artifices peu crédibles pour boucler ses histoires. Ce n'est pas complètement faux, mais ici c'est justement ce qui fait la force de Miss Hulk : faire feu de tout bois avec une carte blanche pour employer l'ironie, le second degré en tant qu'armes de distraction massive, et ça marche diablement bien ! Quant au Byrne artiste, le dessinateur, on sait qu'il n'est pas le plus doué pour mettre en scène des enfants ou dans la différenciation des faciès, mais quand il s'agit de mettre à profit la souplesse de son trait pour en dégager une héroïne aussi moderne que séduisante, il est pratiquement intouchable. Beaucoup de planches sont d'une beauté plastique totale et évidente et d'ailleurs, lorsqu'il a abandonné quelque temps le titre, et qu'il a été remplacé par d'autres du calibre de Bryan Hitch, la différence s'est vue tout de suite. La Miss Hulk de Byrne s'assume, se plaît, s'affiche, c'est un personnage qui n'a plus rien de tragique, mais qui devient le centre de l'attraction, l'objet du désir. Et pas seulement. Au fil des épisodes, Byrne nous permet de comprendre ce que son héroïne a à dire. Ses pensées, ses rêves, ses moments d'exaltation et de déprime, à travers le jeu continu déjà évoqué du franchissement du quatrième mur, parfois même littéral, comme lorsqu'elle arrache une page blanche et déchire le feuillet, sont la sève même de ce run de légende. Bien que Miss Hulk apparaisse à moitié nue sur la couverture de nombreux numéros, il n'y a jamais eu le moindre voile de sexisme dans ces illustrations. L'impression est celle d'un personnage qui, si elle avait pu choisir, aurait probablement elle-même décidé d'être ainsi représentée. Parce qu'elle a conscience d'être sculpturale, sûre d'elle au point de sembler égocentrique. La couverture du premier numéro de Byrne est en soi un manifeste programmatique d'une clarté éblouissante. Regard intense, tenue encore plus provocante qu'à ses débuts, mais aussi poings serrés et muscles tendus. Dans la main de la belle géante, une copie de The Savage She-Hulk # 1, tandis qu'une bulle de dialogue met instantanément les choses au clair. Il s'agit de se laisser tenter, sous peine de se retrouver avec tous les exemplaires des X-Men (de Byrne) en confettis… Bonne idée d'ailleurs de reproduire cette illustration pour l'omnibus français. Byrne s'amuse d'un bout à l'autre, truffe sa prestation de pin-up pages assumées, insère des résumés en début d'épisodes qui sont autant de moments où l'héroïne prend les lecteurs à parti, ne cesse de commenter le processus créatif des comics et leur industrie, à travers les propos délirants d'un personnage plus vivant que tous les autres, à tous points de vue. Un grand moment de l'histoire Marvel, en fait, qu'il fallait absolument faire (re)découvrir dans un noble format.
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