
Il est rare qu’une bande dessinée post-apocalyptique commence sans tambour ni trompette, sans zombies, cyborgs ni bombes atomiques à foison. Dans Anzuelo, Emma Ríos choisit au contraire un tsunami discret mais définitif, une vague qui efface la civilisation d’un geste, comme on nettoie une ardoise. Reste un trio d’enfants échoués dans un monde englouti : Izma, Lucio et Nubero, livrés à eux-mêmes, avec pour seules ressources un feu vacillant, quelques coquillages et une bonne dose d’angoisse existentielle. Dit comme ça, ça pourrait ressembler à une version 2.0 de Sa Majesté des mouches, mais le récit se veut expurgé de la cruauté de ce monument de la littérature. Emma Ríos, qu’on connaissait comme dessinatrice brillante (Pretty Deadly, Doctor Strange season one...), signe ici un ouvrage totalement personnel, peinture, écriture, lettrage, qui lui a pris trois ans de son existence. Elle peint au lavis un monde d’après, fait de plages humides, de regards noyés et de silences qui durent parfois une planche entière. L’eau n’est pas qu’un décor : elle imbibe le papier, s’infiltre dans la narration, et finit par couler dans nos propres pensées. La structure rigoureuse des cases, presque chirurgicale, contraste avec ce monde décomposé ; comme si la planche elle-même tentait de résister à la désagrégation du réel. L’histoire progresse sans fournir de réelles explications : si un personnage se voit doté à l'improviste de branchies ou se désintègre pour revenir plus tard en puzzle recomposé, il ne faudra pas compter sur une note de bas de page ou un laïus scientifique pour s’en sortir. Anzuelo nous impose d’accepter, sans comprendre, comme les enfants eux-mêmes. C’est parfois déroutant, mais toujours cohérent : ici, le monde a changé, et la logique humaine n’est plus l’unité de mesure. Mais sous les métamorphoses et les reflets troubles, la question simple est : que signifie être utile, ou même “être”, quand tout ce qui définissait notre place dans le monde a disparu ? Dans cette micro-société reconstruite sur des ruines liquides, chacun cherche une fonction, un rôle, un but. Mais faut-il être “fonctionnel” pour avoir de la valeur ? Peut-on servir la communauté sans perdre son identité propre et devenir un autre, qui ne nous ressemble plus ? À mesure que la petite société se structure, l’ordre naissant se met à ressembler à une contrainte, voire à une forme douce de violence.

Il faut donc se réorganiser, tourner le dos à de vieilles habitudes pourtant indispensables, dans tout bon récit survivaliste. Hors de question de chasser, de tuer pour se nourrir. Quitte à se transformer en cormoran et laisser la petite communauté se nourrir des cadavres d'oiseaux post-transformations. Le dessin, en aquarelle subtilement numérisée, fonctionne à la fois comme écriture, musique et mise en scène. L’image chez Ríos n’illustre pas le texte, elle le compose. Le rythme vient des silences, des gestes hésitants, de la façon dont l’eau floute les contours. Le lettrage, réalisé à partir de sa propre écriture manuscrite, fond encore davantage la voix de l’autrice dans l’image. C’est une bande dessinée où chaque goutte semble peser dans la narration, où chaque planche devient un tableau mouvant, hanté par des absences. Un tel tour de force graphique qu'on peut le qualifier d'hypnotique, en tous les cas capable de faire oublier l'évanescence apparente, par moments, d'une histoire qui n'est de toute manière pas faite pour tout le monde, cela est vrai. Car Emma Ríos ne cède jamais à la tentation de l’explication. Elle préfère la sensation au concept, le trouble à la démonstration. C’est exigeant, mais profondément respectueux du lecteur : celui-ci n’est pas un spectateur, mais un naufragé parmi les autres, sommé de se débrouiller comme ces gosses qui déconstruisent et réapprennent. Conte philosophique à évolution lente, Anzuelo questionne ce que nous devenons quand il n’y a plus de société où nous intégrer, plus de langage pour tout baliser. Une fluidité totale, qui se retrouve aussi dans la représentation des personnages, qui brouille l'idée de genres dès les premières cases. Du reste, le "iel" et l'écriture inclusive ne sont pas absent des débats (et je suis loin de souscrire à cette façon de faire, mais ici cela s'insère dans une esthétique, dans un parti pris narratif). Bref, laissez-vous prendre au piège, que dis-je, à l'hameçon (Anzuelo en VF), avec de surcroit un énième écrin à la hauteur proposé par 404 Graphic, qui fait de chaque parution une expérience artistique et sensorielle.

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