
Parfois, on découvre des artistes qui vous balancent un monde à la figure, comme on jette une brique dans une vitrine lors d'une manif' pour les retraites. Matt Lesniewski, fait partie de cette catégorie de trublions. Vous l'avez peut-être découvert (et apprécié) dans Crimson Flower, son précédent album édité par Delirium, vous allez le retrouvez avec une œuvre encore plus aboutie et nécessaire. Static s’ouvre donc sur un certain Emmett Stone vautré dans sa cuisine, dans un état qu'il est possible de qualifier de pitoyable, entouré de mégots, de cadavres de bouteilles et de regrets. On est loin du glamour. On est dans l’hyperréalisme sale, presque pathologique, où chaque case semble suinter la détresse. Et c’est là qu’on comprend : Lesniewski ne dessine pas seulement, il décape, récure, plonge les pinceaux dans le cambouis, pour faire du sale, et le pire c'est que c'est beau. L’histoire, dans tout ça? Emmett est un type fracassé par la vie et la came, endetté jusqu’aux globules face à des créanciers qui ont manifestement passé pas mal de temps dans une salle de muscu. Pour s’en sortir, il accepte un job totalement imprévisible pour vous et moi : braconner des créatures mutantes pour un savant fou digne d’un cauchemar bio-punk, une sorte de dingo émule du docteur Frankenstein. Le récit s’élance alors comme un dragster sous amphétamines, enchaînent les scènes d’action furieuses, les créatures grotesques, et les pauses-cafés mélancoliques. Car oui, Lesniewski sait ralentir. Mieux : il sait se taire. Certaines planches sont muettes, suspendues, et dans ce silence, Emmett fume, comate, se ressaisit. Dans le genre dépressif, ça a son charme, indéniablement. Graphiquement, c’est un cas d’école. Les personnages sont bodybuildés jusqu’à l’absurde, parcourus de veines hypertrophiées qui ressemblent à des racines de baobab ou des câbles qui nervurent les membres, sous la peau. Les bâtiments s’effritent, les rochers mutent, et les rues dégoulinent de textures inquiétantes. Les cases, elles, explosent le gaufrier classique pour n'en faire qu'à leur tête, et de toute manière, le lecteur est plongé si profondément dans un univers dérangé qu'il n'est plus à ce détail près. Static est dingue, faut juste l'accepter.

Au milieu de cette crasse et de ce délire, il y a Emmett, donc. Emmett et son cœur, ses failles, son besoin de rédemption. On ne sait pas trop s’il va s’en sortir — ni s’il le mérite — mais il essaie. Et ça suffit à créer de l’empathie. Le gars a véritablement perdu le contrôle de son existence et ça ne concerne pas que sa petite personne, mais aussi sa famille : il est séparé de sa femme et ne peut plus avoir accès à son petit garçon. Pire encore, ces derniers sont menacés par les mafieux qui entendent récupérer l'argent qu'ils ont prêté au pauvre bougre, et qu'il a dépensé sans compter pour se procurer les substances illicites auxquelles il est clairement dépendant. Alors, on peut aussi voir dans Static l'histoire d'un homme pris au piège, englué dans un quotidien comme une mouche préhistorique dans l'ambre, qui tente absolument de se relever, de repartir du bon pied, en tous les cas de se donner une autre possibilité de vivre. C'est d'ailleurs quelque chose qui va se produire de la plus inattendue des manières, aussi baroque que terrifiante, au point qu'on se surprend, lorsqu'arrive le moment de se quitter à la dernière planche, à hésiter entre espoir sincère et résignation la plus totale, devant ce parcours absolument inédit, qui ne peut pas laisser indifférent. Static, c’est donc tout ça : un roman graphique moite et mutant, tout sauf une lecture confortable et consensuelle. C’est un uppercut visuel doublé d’un récit tendu qui parle d’addiction, de dette, de survie, avec un poil de tendresse dans la balance, quand même, parce que Matt Lesniewski, dans le fond, doit être quelqu'un de gentil. Côté couleurs, Carlos Badilla ne fait pas dans la dentelle : bleus maladifs, ocres crayeux pour les intérieurs puis les extérieurs. L’ensemble est parfaitement dosé, homogène, presque organique. C'est bancal à première vue, c'est même repoussant quand on jette un œil distrait, mais c'est jouissif quand on s'y arrête vraiment, et qu'on donne une chance, une vraie, à cette bande dessinée foutraquement géniale. Chez Delirium, ça va de soi.
Sortie cette semaine
UniversComics, la communauté des fans de BD et de comics :