COMME UN GANT DE VELOURS PRIS DANS LA FONTE : LA BIBLIOTHÈQUE DANIEL CLOWES CHEZ DELCOURT


 Clay Loudermilk se rend dans un cinéma miteux, pour la projection d'un film pour adultes, intitulé "Comme un gant de velours pris dans la fonte". Le public plutôt du genre interlope met la puce à l'oreille, on va lire des choses bien étranges dans cet album, pour sûr. La  projection est assez glauque, avec des scènes de domination pas très excitantes, mais ce n'est pas ça le pas le principal. Ce serait plutôt que Clay est persuadé de reconnaître son ancienne femme, dans la peau d'une des actrices. Du coup, il cherche à en savoir plus sur ce qu'il vient de voir, et les informations qu'il obtient lui sont soufflées par une sorte de médium qui officie dans les toilettes pour homme de l'établissement. Oui, le lecteur de passage, biberonné aux aventures de Batman ou d'Astérix, risque fort de ne pas trop savoir sur quel pied danser. Ici, l'histoire puise à pleines mains dans le surréalisme, l'absurde, la confusion entre réalité et cauchemar. Le personnage principal est immédiatement embarqué dans une quête qui fait du hors piste dès les toutes premières pages. La gérante du parking où se trouvait la voiture qu'emprunte Clay est une ivrogne qui vient vomir son alcool frelaté dans la bouche du malheureux. Il est ensuite arrêté par la police; un contrôle routier qui tourne au délire. Les agents sont persuadés qu'il est ivre au volant, ils l'embarquent, charge au passage une prostituée qu'ils vont "honorer" dans leur véhicule, avant de passer à tabac leur passager du moment, à qui ils proposent un combat à la loyale qui n'a rien de légal, ni de bien équitable. Roué de coups, Clay Loudermilk perd connaissance, et lorsqu'il revient à lui, c'est pour réaliser qu'il a atterri dans une espèce de secte, dont il tentera rapidement de s'échapper. L'occasion de reprendre l'aventure, et de rencontrer une jeune fille… pomme de terre. D'une mésaventure à l'autre, voici un homme qui oscille entre territoire inconnu et improbable, et réalité prosaïque et poisseuse. Le voile est mince, on s'y perd, les lignes se confondent, et la lecture se veut aussi déroutante que peu rassurante. Soyez les bienvenus dans l'univers underground et insolite de Daniel Clowes. 



Une des clés de lecture de cet ouvrage est assurément l'impossibilité de communiquer correctement, la différence qui peut exister entre le signifiant et ce qui est signifié, la manière dont chacun interprète et semble dans l'incapacité d'exprimer ce qu'il est aux autres. C'est pour cela que la galerie de portrait présentée semble aussi absurde et malaisante, avec notamment un homme dont les implants capillaires n'ont jamais été achevés, une jeune fille qui fume la pipe ou encore des intrus dans une chambre d'hôtel, qui viennent passer la nuit ou simplement uriner dans l'espace personnel de Clay. Une des phrases qui résume la situation sera alors "what's the frequency Kenneth" qui est prononcée à un moment dans le texte (référence à l'agression sans cause du journaliste Dan Rather, dans les années 1990) : il ne faut pas toujours chercher à comprendre ce qui se cache derrière les actes et les mots, et au contraire, saisir la vacuité d'une telle démarche, dans un monde qui de toute façon semble clairement progresser sur la tête. On a l'impression d'un univers construit sur le modèle des poupées russes, où un complot improbable peut contaminer l'histoire, à partir de petites mascottes publicitaires ou d'un smiley, où un chien sans orifice peut détenir sous son abondant pelage la solution à une énigme existentielle, ou plus surement, une autre illusion débouchant sur une fausse piste. La paranoïa et l'impuissance s'emparent de Loudermilk, des êtres, avec des relents de ce que Paul Auster a accompli en littérature (finalement de façon plus conventionnelle, c'est peu dire) dans sa trilogie new-yorkaise. Clowes dessine le tout avec une rigueur formelle régulière dans les planches, en évitant de céder à la facilité, c'est à dire en caricaturant ou déformant à l'extrême les personnages. Au contraire, c'est dans l'apparente banalité (effrayante) de ce qui est mis en scène que le décalage s'opère. Nous sommes en terrain connu, dans le même temps dans un espace aux règles insolites, où tout peut être son contraire, sans la moindre logique apparente. Cette histoire est aussi la première œuvre d'importance de Daniel Clowes, publiée au départ dans la revue underground Eightball, au début des années 1990. L'édition précédente, en France, est celle de Cornelius, tandis que Delcourt a récupéré les droits de l'artiste pour présenter l'intégralité de son travail, dans cette "bibliothèque" qui a déjà des airs de collection incontournable. 





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