THE CROW PAR JAMES O'BARR : ÉDITION DÉFINITIVE CHEZ DELCOURT


 Perdre quelqu’un, vraiment le perdre (pas un collègue sympa, un cousin éloigné, ou le hamster dans sa cage, mais l’amour absolu, celui qui tenait lieu d'ancrage et de raison de vivre), c’est une expérience qui broie. James O’Barr, lui, a trouvé une façon de ne pas être broyé : il a pris cette douleur, l’a trempée dans l’encre noire de sa colère, et en a fait The Crow. Peu d’œuvres au format comic book ont su, comme celle-là, transformer le deuil en rituel de purification. Un rituel sanglant, poétique et sans la moindre concession au confort du lecteur, quitte à perdre pas mal de monde en route. L’histoire, pour ceux qui n’ont pas vu le film d’Alex Proyas (à son tour marqué par une tragédie absurde, la mort de l'acteur Brandon Lee, le fils de Bruce), tient du cauchemar gothique : à Detroit, un jeune couple sur le point de se marier est agressé par une bande de voyous. Elle est violée, ils sont tous deux assassinés. Un an plus tard, le fiancé, Eric, revient d’entre les morts, escorté d’un corbeau, pour se venger. Rien d’original, direz-vous. Sauf que chaque planche, chaque phrase, respire la perte réelle de son auteur. O’Barr, à l’époque, pleurait encore sa fiancée tuée par un conducteur ivre. Un sentiment de culpabilité le dévore de l'intérieur (il venait de lui demander de venir le chercher en voiture) et The Crow devient alors une histoire et un traitement nécessaire. Du côté du cadre, la ville de Detroit dans The Crow n’en pas une : c’est une plaie ouverte. O’Barr la dessine comme un enfer industriel, où les anges brûlent à la lumière des néons. Les silhouettes se tordent, les visages s’effacent sous les hachures. L’art est d’une brutalité fascinante, un mélange de Bosch et de punk underground. En tendant l'oreille, on pourrait y percevoir des cris, des grincements, Joy Division ou The Cure, période Pornogaphy. Eric, quant à lui, a le corps souple d’un danseur et les traits presque féminins, comme s’il incarnait à lui seul la fusion impossible des amants.



Ce qui frappe en relisant The Crow par O'Barr (que Delcourt repropose dans sa version définitive), c’est à quel point cette œuvre annonçait certains éléments de Sandman. Difficile de ne pas penser à Neil Gaiman lorsque réalité et cauchemar se confondent, sans qu'on comprenne d'ailleurs très bien où se situe la limite entre les deux. Même la figure de la Mort, lorsqu’elle vient chercher Eric, semble préfigurer la jeune fille gothique au regard tendre qui hantera les pages de Vertigo quelques années plus tard. O’Barr, sans le savoir, venait d’ouvrir la porte d’un imaginaire où le deuil, la beauté et la mort se répondent avec élégance. Graphiquement, The Crow n’est pas une œuvre parfaite, il faut l'avouer. Les visages changent d’une page à l’autre, les ombres semblent avaler les formes, le style hésite entre réalisme fiévreux et symbolisme rageur. Mais cette maladresse fait partie de sa force. O’Barr ne cherchait pas à faire de l'art léché, il cherchait à survivre. Le noir et blanc tranché, les encres lourdes, le trait parfois hésitant, tout cela traduit la violence du geste. On sent qu’il ne s’agit pas d’un projet éditorial, mais d’un exorcisme. De la part d'un artiste qui a redessiné par la suite des pages et admis qu'à l'époque du premier jet, il n'avait pas encore les bases nécessaires pour tout représenter selon ses idées. L’édition intégrale, parue bien plus tard, permet de mesurer l’ampleur de son travail. Entre deux massacres méthodiques, O’Barr ménage des moments suspendus, d’une douceur presque insoutenable : des souvenirs avec Shelley, des fragments de lumière, quelques vers (Baudelaire, un autre comique troupier) griffonnés dans le silence. Ces séquences, baignées de blanc, rappellent que la vengeance n’est pas un plaisir pervers, seulement une façon de tenir encore debout. Frank Castle n'en dirait pas moins. C’est beau, désespéré, parfois maladroit, mais authentique. Clairement, ce n'est pas pour tout le monde, mais c'est à (re)découvrir. 



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