Jeff Lemire est-il un génie? Plus qu'apporter la réponse à cette question, je m'étonne principalement qu'on puisse... en douter, voire même oser poser la question! A 35 ans, le canadien surdoué semble enfin avoir trouvé ses marques, et la reconnaissance amplement méritée, pour son indéniable talent. Mais ce n'est qu'un début. Auteur jusqu'ici d'un parcours sans faute, Lemire a tout pour devenir un des plus Grands, avec la majuscule!
C'est près du Lac St Clair, dans la région reculée et peu mouvementée de l'Essex canadien, que Jeff Lemire a passé son enfance et l'adolescence. Un peu comme notre Cantal, avec la neige et les caribous en plus. Après avoir nourri pendant quelques années des envies de devenir réalisateur de films, Lemire a finalement jeté l'éponge, officiellement parce que cette activité ne correspondait pas à son caractère introverti, et ses pulsions d'artiste solitaire désireux de préserver son intégrité et de cultiver sa vision singulière du monde. Il fait d'ailleurs de l'Essex la toile de fonds de son chef d'oeuvre incontesté (Essex County) et persiste, encore aujourd'hui à défendre une certaine idée de l'authenticité narrative ("Je suis fatigué de toutes ces histoires qui se déroulent à New-York. Je n'ai rien contre la ville, j'aime NY, mais il y a tant d'autres choses à raconter. Je souhaiterais que les gens passent plus de temps à nous parler des lieux où ils ont grandi").
Son premier vrai travail, Ashtray, remonte à 2003. mais c'est deux ans plus tard qu'il se fait remarquer de la plus belle des façons, avec un graphic novel aussi délicieux que désabusé, Lost Dogs. Cet ouvrage a décroché une récompense dans la catégorie "comic-books indépendants" (le Xeric Award, en 2005) et on comprend vite pourquoi. Le récit se concentre sur trois personnes, une famille soudée et aimante, composée d'un grand gaillard, une sorte de géant disproportionné par rapport aux siens, qu'on devine limité intellectuellement, mais doté d'un grand coeur et d'une âme pure. Mais aussi de sa femme, et de sa petite fille, qui rêve de devenir marin, et parvient à convaincre le paternel d'aller voir le départ des bateaux sur le port malfamé de la ville. Mettre les pieds là bas, au mauvais endroit, au mauvais moment, provoque une tragédie. L'épouse est violée et battue à mort, la fillette assassinée. Le mari est poignardé et jeté à l'eau, mais il est d'une trempe comme on n'en fait plus, et il survit. Pris en charge par un navire qui passait par là, il revient sur la terre ferme, se soigne, et part à la recherche de sa femme. Un vieil homme semble avoir des informations, mais en échange, il va soutirer les services de notre héros malheureux pour une sombre histoire de combats clandestins. C'est dans les imperfections, l'apparence négligée de certaines cases, que toute la beauté poétique du monde de Jeff Lemire explose. Son héros tragique est émouvant, une force de la nature qui se méconnaît, conduite vers le bien par essence, et pourtant capable de vengeance atroce s'il le souhaiterait. Pas question ici de transformer un père de famille mortellement touché en un Punisher glacial, mais bien de mettre à nu la noirceur, la petitesse, qui fourmille dans les bas-fonds de ce que le genre humain compte de plus sordide. Un hymne à l'échec, car tout est corrompu, et rien ne peut perdurer. Le T-shirt du protagoniste est blanc rayé de rouge, des bandes de couleur qui sont les seules à se manifester, dans un monde autrement en noir et blanc, glauque, calciné. Une histoire qui choisit de suivre les pas d'un loser, destiné à perdre car trop bon, trop humain, trop touchant, au milieu de cette engeance grouillante, de cette violence gratuite. Les bons ne gagnent pas toujours, et souvent, ils sont même les victimes innocentes des événements, nous rappelle Jeff Lemire. Avec un talent fou, encore à l'état brut, qui tout d'un coup explose aux yeux du lecteur. Lost dogs contient en son sein les thématiques et la sensibilité de tout ce que Jeff fera par la suite. Et ce sera brillant!
ESSEX COUNTY donc. C'est là que Jeff Lemire a grandi, c'est son monde, le terreau fertile de sa sensibilité. il ne s'y passe pas grand chose, l'histoire semble même s'y être arrêtée, d'une certaine manière. Mais derrière l'apparente immobilité du cours des choses, se cachent des récits poignants, ceux du quotidien d'êtres comme vous et moi, cette humanité impersonnelle qui va de l'avant malgré les drames, qui aime et souffre, pleure et jouit. Lemire va dépeindre tout cela avec une classe folle dans cette trilogie datée 2008 et 2099, qui sera deux fois nominée aux Eisner Awards, sans pour autant décrocher la récompense, injustice scandaleuse. Ce portrait croisé de cabossés de la vie s'ouvre avec un jeune garçon, Lester, qui vient de perdre sa mère, morte d'un cancer. Lester n'a jamais connu son paternel, et c'est son oncle qui en reçoit la charge, sans jamais l'avoir souhaité, et s'y être préparé. les deux se regardent en chien de faïence, doivent apprendre à s'apprécier, à communiquer, à accepter ce que leurs existences respectives sont devenues. Au rythme fascinant des saisons, sous le manteau ouaté de la neige, Lester confie son ennui et ses distractions à un ancien joueur de hockey, solitaire un peu benêt, reconverti en pompiste isolé. Avec pudeur, retenue, sensibilité, des fils se nouent, se dénouent, la vie s'expose, dans sa beauté nue et crue. Ensuite, vient le récit d'un vieil homme atteint de la maladie d'Alzheimer, qui entre une période de conscience, et une autre de crise d'identité, se remémore les moments de complicité avec son jeune frère. Tous les deux entament même une carrière de joueur de hockey sur glace professionnels, mais la solitude de l'ainé contraste avec la félicité simple et pure du cadet, qui a trouvé l'amour, et souhaite avant tout fonder un foyer, et quitter la grande ville pour retourner vivre en Essex. Une présence féminine importante, qui va catalyser la séparation entre les frangins, et faire imploser cette fragile unité qui se désagrège inexorablement sous nos yeux. Un bonheur qui s'estompe, au rythme de la maladie qui ronge et rogne les souvenirs.
Dernière partie de la trilogie, une belle histoire mettant en scène Annie, une infirmière, mère célibataire, en charge du vieillard déjà évoqué. Elle aussi n'a pas eu l'existence dont elle aurait pu rêver, étant petite, mais elle a su garder une humanité exemplaire, rester au service des autres. Les trois parties de la trilogie finissent par s'imbriquer, alors que les rapports et les liens familiaux et affectifs qui unissent les différents personnages apparaissent au grand jour. Le récit se fait saga générationnelle, tourbillon de trajectoires brisées, interrompues, ou simplement déviées, vers un nouveau départ, de nouveaux horizons. La sensibilité de Jeff Lemire n'est pas le sensiblerie de bas étage, du pathos à pleines mains pour verser des larmes faciles. Le trait de Lemire peut dérouter, sembler simpliste et caricatural au premier abord, mais il est lui aussi chargé en émotions. Des grands yeux des personnages, à leurs oreilles décollées, le nez cabossé, à la variation dans l'épaisseur du trait, qui oscille entre le noir charbon et l'ébauche légère, selon le rythme des saisons et le ton dominant. Essex County est un chef d'oeuvre total et intemporel. Il associe existences privées et communauté rurale, folâtre douceureusement et joue avec nos sentiments.
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