Jeff Lemire n'est plus à présenter. Tout d'abord auteur confidentiel de comics passés culte, il a été repéré et enrôlé par Dc Comics avant de franchir les portes chez Marvel, où il va scénariser les X-Men et Hawkeye, par exemple. Entre temps il sème une quantité remarquable de pépites dans son sillage, comme le terriblement juste Essex County ou la série (magnifique) Sweet Tooth, à venir en décembre chez Urban Comics. Ici, nous quittons ces hauteurs qualitatives stratosphériques, pour amorcer un plongeon dans les abysses, qui ne sont pas seulement aquatiques, mais aussi métaphysiques. Le héros de cette histoire habite en Nouvelle Écosse. il s'appelle Jack Joseph et son travail consiste à souder et assembler des pièces au large des côtes, sur des plates formes de forage. Il opère donc dans les profondeurs marines, avec son scaphandre et ses bouteilles d'oxygène, et supporte quotidiennement la pression de l'océan. Mais il n'est pas pou autant apte à gérer un autre type de pression : celle de sa vie privée, qui prend une nouvelle dimension depuis que Suzan, sa femme, est enceinte et sur le point d'accoucher. A tout ceci s'ajoute un rapport très particulier avec la figure du père de Jack, disparu en mer alors qu'il effectuait lui aussi une plongée. Les conditions de cette mort sont assez floues, mais on devine très vite qu'un secret pèse sur le sujet. Pourquoi Jack craint-il autant l'approche des fêtes d'Halloween? Qu'a t'il donc aperçu au fond des mers, lors de sa dernière immersion, pour qu'il se décide à planter sa femme dans le besoin, pour y retourner obstinément? En descendant au plus profond de l'Atlantique, voilà notre futur père de famille qui plonge au plus profond ... de lui même. Là où les non-dits, les souvenirs refoulés, les peurs de l'enfance et les incertitudes de l'adulte forment un noeud qu'on ne peut délier sans prendre le risque de bouleverser l'ordre établi, et le quotidien d'une existence précaire. Lemire est encore une fois un génie de l'écriture. Les dialogues sont ciselés à merveille, on progresse lentement avant une seconde partie chargée en émotions, jamais lourdement soulignée, mais toujours distillée avec la pudeur des grands auteurs.
Le trait de Jeff Lemire flirte toujours avec la naïveté des débuts, mais sait aussi s'enrichir de toute une palette de nuances, qui rendent les visages de ses personnages si expressifs et mélancoliques. Jonglant avec dextérité entre réalité, songe, et onirisme spirituel, Jack Joseph, soudeur sous-marin échappe à toute tentative de classification, en bon ovni difficilement étiquettable. Est-ce un thriller (psychologique) ou un drame intimiste? Une histoire de science-fiction? Les influences majeures sont-elles à trouver du coté de Ray Bradbury, de la Quatrième Dimension? Difficile de cerner cette oeuvre qui prolonge le filon classique de Lemire, à savoir tenter le saut dans l'inconnu, dans l'inattendu, pour en réalité creuser plus profond encore au sein de l'unique chose qui semble vraiment en valoir la peine, la psyché de l'individu et ses blessures, les plaies à penser et panser, et les rapports qui unissent les personnages à leur descendance et leurs ancêtres. Le thème de la paternité est élaboré ici avec une grande sensibilité et aucune mièvrerie, comme l'une des questions fondamentales qui peuvent modifier radicalement l'existence d'un homme, et ses perspectives. Tout autour de cette métaphysique, il y a l'eau, omniprésente, tranquille ou dangereuse, source primordiale de toute vie, mais aussi porteuse ou pulsion de mort. Un ouvrage qui ressemble en fait à une spirale inévitable d'angoisses et d'énigmes, et qui dégage un lyrisme du quotidien aussi puissant qu'omniprésent. Un voyage hallucinant et hallucinatoire qui parle directement au coeur et enquête sur les moindres recoins de nos esprits. Un chef d'oeuvre édité chez Futuropolis.
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