SHANGAI RED : VENGEANCE RADICALE ET HALETANTE CHEZ HI COMICS


 Au départ, tout est affaire d'identité(s). Molly n'est pas celle que l'on croit. La jeune fille, que tout le monde appelle Red, revêt l'apparence d'un garçon, depuis très jeune, dans le but de subvenir aux besoins de sa famille. Une éducation à la dure, au cœur du XIX° siècle, dans une ville de Portland qui a tout de la cité malfamée et corrompue comme le veut l'imaginaire collectif de l'ouest américain d'alors. Dans les tavernes, on peut y faire de drôles de rencontres, et notre héroïne, sous les traits de Jack, est enlevée par une bande de délinquants sans scrupules, au service du capitaine d'un navire prêt à embarquer pour Shangaï. Le but est simple, se fournir en main d'œuvre bon marché, des "muscles" qu'on kidnappe au milieu de la nuit, des individus qui se font "shangaïer" et servent à bord des bateaux, tels des esclaves, pendant deux ans. Passé ce délai, on leur propose un choix tout aussi inique; poursuivre l'aventure (façon de parler...) sur les océans, mais cette fois en tant que chiourme rémunérée, ou retrouver la liberté, mais sans la moindre ressource, à l'autre bout du monde. Deux ans d'angoisse et de torture donc, pour Red et ses compagnons d'infortune, jusqu'à ce qu'arrive le jour fatidique où il faut prendre une décision. Qui sera surprenante et radicale, à savoir l'extermination atroce de ceux qui ont tenu le fouet durant cette captivité, pour ensuite faire route vers les Etats-Unis, et châtier les vrais responsables, les cerveaux et ceux qui financent ce genre d'exaction. Red voit rouge (facile...) et sa vengeance est inexorable. On pourrait même parler d'obsession, tant il ne reste plus grand chose au fond du cœur et de l'âme de celui/celle qui a perdu tout contact, tout lien avec sa famille. Faire couler le sang en abondance est l'exutoire le plus immédiat, le moyen de se réapproprier un peu de dignité, de ces mois volés, tout en représentant également un chemin de perdition, l'assurance d'une existence brève et chaotique, qui ne peut finir autrement que brisée par les balles d'un revolver ou une lame de couteau. Une fuite éperdue droit devant, mais le regard en arrière, avec une liste de noms à éliminer, sans faire la moindre concession. 

Rarement une histoire aussi sombre aura brillé d'un tel éclat mortifère. Oui, Shangai Red est une réussite indéniable, et si c'est le cas, c'est principalement car Christopher Sebela, le scénariste, est parvenu à éviter les pièges inhérents au genre, et à renouveler les enjeux. Ainsi, nous ne lirons pas un récit féministe engagé, ou une énième dénonciation de la condition féminine, où la faiblesse des héroïnes succombe devant l'outrecuidance et la violence masculine. Ici Red/Jake/Molly possède différentes identités, mais sa quête de vengeance, les ressorts intérieurs du personnage, peuvent très bien être interprétés de façon asexuée. Le reste du cast féminin (la soeur, une tenancière d'un local égrillard et les employées des lieux) ce sont d'ailleurs des figures assez fortes voire carrément agressives, qui ne s'en laissent pas remontrer. La vengeance n'est pas l'apanage d'un homme, d'une femme, elle est consubstantielle à tous, et rien ni personne ne peut la contrôler et la revendiquer pour lui/elle seul(e). Ensuite, les auteurs évitent de nous réserver une surprise finale et tirée par les cheveux, un dernier chapitre où tout à coup Jake se révélerait être une jolie rousse longiligne grimée en homme. Non, on a vite compris de quoi il en retourne, par un biais scénaristique malin et délicat (le changement du timbre de voix, qui met la puce à l'oreille de l'équipage). Pour finir, le dessin s'accorde à merveille avec les intentions de départ. La violence et la mort ne sont pas le prétexte à des vignettes ou des planches morbides et esthétisantes, mais on plonge bien dans la crasse, le sordide, les souterrains où la pègre organise ses petites affaires. On y est, immergé jusqu'au cou, par la dextérité de Joshua Hixon, dans un style qui ressemble un peu au télescopage des oeuvres d'Azaceta et de Maleev (même si le travail des textures est fort différent). L'équipe artistique instaure une ambiance glauque à souhait, tout en brossant des portraits crédibles et attachants. Shangai Red est haletant d'un bout à l'autre, fonctionne comme un jeu de montagnes russes émotionnelles, fait entrevoir une possibilité de bonheur pour vite l'éclipser ou la remettre à plus tard. Une fuite éperdue vers le néant, guidée par une obsession personnelle, doit-elle nécessairement finir mal, ou peut-elle espérer une rédemption inattendue? Vous le découvrirez en donnant sa chance à cette nouvelle belle trouvaille de Hi Comics, dont le catalogue de titres indés commence à avoir sérieusement de la gueule. 

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