
La famille Criminy commence dans le bonheur et la paix, mais ça ne dure guère longtemps. Bradley et Lisa Criminy vivent paisiblement sur l’île des Jours-Heureux avec leurs enfants Jimmy, Louis et Louise. Un quotidien sans nuages, jusqu’à l’irruption de pirates aussi brutaux qu’indésirables. En quelques pages (voire quelques cases) à peine, la famille est contrainte de fuir et de prendre la mer, transformée en réfugiés malgré elle, avec un objectif clair en tête : trouver de l’aide, rentrer chez elle et reprendre son existence première. Sur le papier, le point de départ pourrait prêter à une lecture sombre. Mais l’album désamorce immédiatement toute lourdeur grâce à un parti pris graphique irrésistible : un style cartoony qui puise dans l’esthétique des dessins animés des années 1930, avec ce parfum de Disney d’avant l’âge d’or, faussement familier et délicieusement rétro. Les personnages semblent sortis d’un vieux cartoon en noir et blanc passé à la couleur, avec des yeux expressifs, des corps élastiques et un sens du mouvement permanent. Certains clins d’œil sont à peine voilés, comme ce canard évoquant très fortement Donald, hommage assumé mais soigneusement maintenu à bonne distance du plagiat. On trouve aussi Popeye, un peu plus loin dans cette aventure picaresque. Derrière cette façade joyeuse, portée par un narrateur malicieusement envahissant, des situations et un vocabulaire fantaisiste, La Famille Criminy déploie pourtant un discours bien plus fin qu’il n’y paraît. Le voyage des Criminy les entraîne à travers trois lieux extravagants, chacun fonctionnant comme une satire à peine déguisée de différents modèles de société. Tout d'abord une sorte de navire-avion, absurde et oppressant, où l’autorité mécanique et les files d’attente sans fin évoquent une structure autoritaire centrée sur elle-même. Puis une île vivante et carnassière, en forme d'huitre géante, où une minorité profite pendant que la majorité s’épuise dans les entrailles du système, image limpide d’une oligarchie qui profite aux nantis. Enfin, le Récif, paradis clinquant d’abondance et d’insouciance, qui ne fonctionne qu’au prix d’un sacrifice rituel soigneusement occulté, et qui rappelle que même les utopies les plus séduisantes reposent parfois sur des compromis moralement douteux.

À chaque étape, les Criminy ne viennent pas à bout de ces (éco)systèmes par la violence, mais en révélant leurs absurdités et leurs failles, en y injectant un minimum de bon sens, d’empathie et d’équité. Le propos reste limpide sans jamais devenir bourrin dans sa résolution : aucun modèle n’est parfait, chacun contient des idées intéressantes, à condition qu’elles servent réellement ceux qui y vivent. Très rythmé, le scénario de Ryan Ferrier (dont j'avais littéralement adoré le D4ve) s’appuie sur une narration omniprésente mais toujours bien dosée, qui confère à l’ensemble des airs de conte moderne. Les dialogues alternent naturellement entre humour et émotion, et l’attachement aux personnages se fait sans effort. Certaines scènes, notamment celles où les parents tentent de protéger leurs enfants en transformant le danger en jeu, trouvent un équilibre juste entre légèreté et gravité, fidèle à l’ambition tout public de l’ouvrage. J'y ai retrouvé une pointe de La vita è bella de Roberto Benigni, notamment dans la toute première partie. Le dessin de Roger Langridge soutient donc pleinement cette approche. Les déplacements incessants des personnages, qu’ils courent, nagent ou volent, insufflent une énergie constante au récit. Le style graphique, très animé, permet d’aborder des situations parfois inquiétantes sans jamais perdre de vue le public visé. Le découpage en chapitres, enfin, s’avère particulièrement judicieux pour les jeunes lecteurs, qui font se concentrer sur l'aventure sans s'extasier sur leur porté politique et sociale. Ici, le « chez-soi » apparaît comme une notion mouvante et imparfaite, que l’on façonne au fil des épreuves, souvent en se trompant, parfois en grandissant. Une bande dessinée tout public qui peut être à la fois ludique, touchante et étonnamment pertinente, voilà qui nous permet aussi de bien commencer l'année (sortie le 7 janvier), avec le label Aventuriers d'Ailleurs, de Bamboo.

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