VIETNAM JOURNAL DE DON LOMAX : VOLUME 4 CHEZ DELIRIUM


 Il y a plusieurs façons de raconter la guerre dans un comic book. On peut choisir de se concentrer sur un personnage hors norme, presque invincible, comme Frank Castle lors de ses nombreux séjours au Vietnam, ou Tony Stark, blessé et capturé par un général Việt Cộng, et qui parvient à s'échapper en inventant une armure fabuleuse. On peut aussi se concentrer sur la description crue de la réalité, coller au plus près au fait et à l'atrocité absurde du conflit. C'est dans ce sillon que Don Lomax creuse sa carrière, avec le Vietnam Journal publié en français chez Delirium, notamment. L'artiste sait de quoi il parle puisqu'au milieu des années 60 il a servi au Vietnam, et qu'il est ensuite rentré aux États-Unis avec la ferme intention de chroniquer les expériences des soldats, tel que vécues sur le terrain. La force de Lomax, c'est de ne pas forcément juger, ou en tous les cas asséner une bonne grosse morale aux lecteurs; nous sommes ici dans la comptabilité des événements, la présentation d'anecdotes, de faits d'armes, de tragédies humaines, où la plupart du temps le jugement de valeur est suspendu et où c'est au lecteur de se forger une impression, sachant que dans ce type de théâtre de guerre, l'humanité même perd de sa substance, de sa signification. Lomax utilise le personnage de Scott Nethhammer, que tout le monde au front surnomme "Journal" et qui est envoyé couvrir la guerre du Vietnam directement sur le terrain, au milieu des soldats qui risquent leur vie jour après jour. Si lui n'est pas censé se saisir d'une mitraillette et défourailler en pleine jungle (il reste un civil), Scott partage les mêmes tristes expériences, et c'est la cruauté et l'absurdité dans toute sa splendeur qui sont ses compagnes. Un personnage qui possède ses faiblesses, comme on le voit lorsqu'il est atteint d'un accès de sueur et de tremblements à bord d'un hélicoptère, lors de ce qui est pourtant une journée "relativement calme", ou lorsqu'il a du mal à accepter le suicide d'un soldat poussé au désespoir parce qu'il vient de vivre, et qui se jette du haut de l'avion qui l'a tout juste sorti du bourbier. Journal part se saouler dans un bar, et sa conscience réclame une pause, l'oubli, écrasée par l'horreur banalisée. 



Chronique d'une guerre absurde, d'une guerre effroyable. Comme si vous y étiez. Les détails sont légions, aussi bien au niveau du déploiement des forces militaires, des stratégies mises en œuvre, que de ces épisodes vécus par des troupes dépassées, qui semblent banaliser l'innommable, car c'est la seule manière de pouvoir aller de l'avant, quand chaque pas vous rapproche sensiblement de la mort. D'ailleurs les planches très fouillées et chargées en informations (y compris au niveau du texte) correspondent bien à ce qui est en jeu dans cette jungle hostile, à savoir le danger dissimulé derrière chaque fourré, l'impossibilité de voir un horizon dégagé, étouffé dans une promiscuité anxiogène. Et dès qu'on prend enfin de la hauteur, par hélicoptère par exemple, c'est pour s'exposer aux tirs sol-air, au crash, ou pire encore à la capture par l'ennemi, qui donne l'occasion, dans ce quatrième volume, d'un épisode terrifiant et poignant, dans lequel des soldats américains sont torturés mais tentent de s'enfuir, avant de connaître un destin bien cruel. Pourtant ces mêmes américains possèdent un matériel bien plus sophistiqué en apparence, avec entre autres l'apparition dans ce tome d'un nouveau modèle d'hélicoptère offensif à la puissance de feu redoutable, mais les forces Việt Cộng investissent les espaces, semblent apparaître de nulle part, ont l'avantage du terrain et prennent les assaillants occidentaux dans leur toile mortifère. Les épisodes, depuis le tout premier de la série, semblent se ressembler et induire une certaine répétition, qui n'est jamais inutile ou ennuyeuse, car il se passe toujours quelque chose, au fur et à mesure que le calendrier progresse, qui bouleverse le lecteur, lui retourne les tripes, le fait trembler pour ces pauvres vies sans importance, ces pions sacrifiés sur l'autel de la géopolitique la plus aveugle. Puisque l'histoire est narrée à partir du centre de gravité qu'est Journal, on peut aussi rencontrer la solidarité, le miracle de la fraternité et de la solidarité, en arriver à respecter ou au moins à comprendre des individus qui sont pourtant loin d'être sans reproche. Mais tout le monde ne s'adonne pas au viol impunément (par deux fois dans ces pages) ou ne cède pas à la violence gratuite, il reste encore un code de guerre, qui en fait est juste un souffle d'humanité, de compassion, qui est la ressource ultime pour ne pas perdre la tête et succomber à la barbarie de la violence gratuite. La stupeur, le dégoût, l'effroi, se lisent très bien sur les visages qu'offre Don Lomax, qui parvient à ce tour de force remarquable: faire d'une des pires pages d'inhumanité du vingtième siècle, un vaste théâtre pathétique et absurde, où seule l'humanité peut apporter un répit, une lueur dans la nuit. Le Vietnam Journal, c'est avant tout de la grande bande dessinée, à l'échelle de l'homme, dans ce qu'il a de pire, et même de meilleur. 



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