Sérieusement, vous l'imaginez comment, la fin du monde ? Certainement pas dans une villa de rêve, surplombant un lac, avec la possibilité d'observer chaque matin un lever de soleil des plus formidables. C'est pourtant ce qui va se produire dans ce récit très surprenant, mené d'une main de maître par James Tynion IV. Au centre de l'histoire, un certain Walter, qui a convié dix personnes parmi ses connaissances pour des vacances un peu particulières, dans une villa faramineuse. Des individus qu'il a connus à l'époque du lycée ou bien celle de la fac, sans oublier la petite dernière, Ryan, dont le rôle semble en fait singulier depuis le départ, si on l'inscrit dans la "chronologie amicale" de l'ensemble. L'invitation ressemble à première vue à des vacances de rêve; le problème, c'est qu'à peine avoir pris possession des lieux, voici qu'apparaissent sur les réseaux sociaux des images totalement effrayantes. La civilisation est tout simplement en train de s'effondrer, des sortes de flammes descendent du ciel et des villes entières sont détruites à l'instant, tandis que les gens voient leur épiderme fondre et que l'Amérique est à genoux, en quelques minutes. Il semblerait que les seuls survivants de la planète soient au final les membres de la brigade réunis par Walter, qui s'avère être donc quelqu'un de totalement différent par rapport à ce que les autres pensaient de lui jusqu'ici. Il avait toujours été une sorte d'amis précieux, capable de démontrer de l'affection et de l'amour à haute dose, quelqu'un sur qui on pouvait compter et qui dégageait un magnétisme évident. Maintenant, il tient un discours carrément énigmatique, notamment quand il évoque les décisions qu'il a dû prendre "avec les siens" et semble être au centre d'un événement totalement inattendu et surnaturel. Avant de disparaître ! En quelque pages, le récit bascule dans l'horreur et ce qui semblait être un havre de paix où bénéficier d'une villégiature faite de calme, luxe et volupté, devient une bulle dramatique, dont il n'est pas possible de s'échapper et qui constitue le dernier refuge d'une planète condamnée.
Au centre des enjeux, l'exploration des relations interpersonnelles qui régissent des amitiés de longue date et des quasi-inconnus, qui révélent progressivement des détails en se concentrant sur un personnage à la fois, épisode après épisode. James Tynion IV, qui vient de connaître la consécration avec Batman, livre une histoire dans laquelle il évoque subtilement les sensations vécues par bien des lecteurs durant la pandémie, lorsque nous avons tous (ou presque) été forcés de rester à la maison (et de nous signer de bien étranges dérogations pour sortir une heure dans un rayon très limité), suspendus dans une sorte de limbe, dans l'attente d'une fin de confinement qui tardait toujours à venir. La fin du monde étant pour nous autres la vision apocalyptique dépeinte par les médias, qui nous fut servie durant de longues semaines, du matin au soir, sur tous les canaux d'information. Pour revenir à notre ouvrage, le lecteur peut aussi avoir un peu de mal à identifier immédiatement tous les personnages, introduits rapidement lors des premières pages, et il faut parfois revenir en arrière pour récupérer les informations les concernant, et qui aident l'histoire à avancer. Mais tout cela contribue à rendre tangible le malaise et les interrogations des différents protagonistes : avez-vous déjà été à une soirée où vous ne connaissez que superficiellement la plupart des personnes présentes et où vous devez vous forcer à vous souvenir de tout un tas de choses les concernant, dans l'espoir d'avoir des interactions et de ne pas finir seul au bar ? Ici, ce sentiment imprègne toute l'œuvre, tandis que les liens entre tous les hôtes de la maison se dévoilent et s'approfondissent peu à peu, alors que chacun affronte à sa manière l'apocalypse ouatée et essaie de trouver un moyen de sortir du périmètre délimité par la villa et son parc, ou bien découvre de nouveaux détails angoissants sur sa condition. Ce premier tome est un crescendo de malaise et de mystères, qui à la fin de ces six premiers épisodes atteint un point de rupture intéressant, avec notamment l'entrée en scène tardive de celui qui connaît probablement mieux Walter que tous les autres, et qui a un rôle fondamental à jouer dans la compréhension finale des enjeux (qui sont toujours nébuleux, mais commencent à signifier quelque chose). Les dessins d'Alvaro Martinez Bueno, accompagnés des couleurs (sublimes, car en accord avec l'ambiance étouffante) de Jordie Bellaire, parviennent très bien à représenter les différentes tonalités de l'histoire, passant très vite de situations idylliques (les vues romantiques et le luxe de la villa) à l'horreur la plus troublante et incompréhensible (ce que devient Walter, qui n'est clairement pas humain). L'expressivité des hôtes de la maison est très bien rendue, même s'il n'est pas simple d'identifier immédiatement chacun d'entre eux, au premier abord. De plus, comme il ressort également des couvertures, l'utilisation de la lumière est magistrale tout au long de ces six épisodes, grâce à une splendide synergie entre dessins et couleurs. Parfois, Tynion IV insère des planches qui reproduisent des conversations sur Internet, ou des feuillets qui retranscrivent les conversations intimes, de manière à approfondir des points de détail (en apparence) ou expliciter certaines relations. The Nice House on the Lake déroute, séduit, et nous enchante aussi pour le contenant. L'album grand format édité par Urban Comics est disponible au prix très raisonnable de quinze euros; on a connu des éditeurs plus gourmands, pour beaucoup moins de matériel. Bref, un Eisner Award de la meilleur nouvelle mini série (2022) qui n'est pas usurpé, et une bonne raison de frissonner en cette fin d'hiver.
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