WOLF-MAN CHEZ DELCOURT : INTEGRALE VOLUME 1


Robert Kirkman, ce n'est pas que le type qui a conquis le monde grâce à des zombies ou aux aventures du jeune et irrésistible Invincible. Il a aussi un penchant pour la lycanthropie super-héroïque. Sur le papier, le concept paraissait étrange : Wolf-Man, un loup-garou qui se rapproche davantage du Tony Stark entrepreneurial que du monstre hurlant à la pleine lune. Et pourtant, contre toute attente, Kirkman tira de cette idée un récit étonnamment solide, oscillant entre drame familial, thriller surnaturel et petites piques satiriques glissées en douce. Chez nous, l’atterrissage fut plus chaotique. La première publication française, proposée par Merluche, accumula fautes d’orthographe, contresens et bévues éditoriales. L’ironie du sort voulut que son promoteur, Thomas Rivière, ait autrefois traîné la série dans la boue avant de l’encenser au moment d’en récupérer les droits. Heureusement, la nouvelle édition relevée et prolongée par Edmond Tourriol pour Glénat remit par la suite les choses à l’endroit, avant que le tout débarque sous la forme d'intégrales chez Delcourt, la maison mère du phénomène Invincible, donc, dont l'univers est la toile de fond de Wolf-Man. Mais venons-en à l’essentiel : Gary Hampton. Kirkman choisit un protagoniste presque banal : un entrepreneur prospère, bon père, bon mari, adepte du respect des règles. En d’autres termes, l’exact opposé de quelqu’un destiné à massacrer un jardinier ou des super-héros lors d’une crise nocturne. Le fait est qu'après une attaque sauvage en pleine nature, Gary se réveille miraculeusement en pleine forme… puis découvre que son corps a décidé d’intégrer un module optionnel : transformation lupine incontrôlée, ça hurle à la pleine Lune ! Et comme chez Kirkman rien ne se passe jamais simplement, c’est un vampire, Zechariah, qui vient jouer les guides spirituels et mentors. 



L’idée est délicieusement absurde mais fonctionne : là où d’autres scénaristes auraient fait sombrer leur héros dans la malédiction, Kirkman choisit la voie du mentorat surnaturel. Zechariah apprend à Gary comment canaliser ses pouvoirs hors cycles lunaires, ce qui est très pratique quand on doit gérer à la fois des réunions de fusion-acquisition et des patrouilles nocturnes. Gary décide alors de devenir super-héros, convaincu qu’un costume et un nom accrocheur (“Wolf-Man”, merci la presse) arrangeront le reste. Sauf que le statut de justicier ne gomme ni les tensions familiales ni les dilemmes moraux qui traversent le récit. L’auteur joue habilement de cette dualité : un héros tiraillé entre ses responsabilités d’homme d’affaires, ses devoirs de père, et un instinct animal que même la meilleure volonté du monde ne suffit pas toujours à contenir. Plusieurs choix s’avèrent lourds de conséquences, l’histoire en rappelle même brutalement le prix dans un crescendo sanglant que Kirkman maîtrise avec son sens habituel du coup de massue émotionnel. Le héros n'en est pas toujours un, et même s'il fait preuve de bonne volonté, il peut aussi tuer, ou passer aux yeux d'un tueur, même quand il n'a rien fait (avec le meurtre de sa femme qui lui est imputé à tort, et l'oblige à prendre le maquis et changer d'identité, pour ensuite comprendre l'origine de ses nouveaux pouvoirs). Graphiquement, Jason Howard soutient ce mélange des genres avec un style clair, vif, très lisible. Ses planches respirent, les scènes d’action trouvent un équilibre entre énergie et lisibilité, et les émotions des personnages passent avec une simplicité trompeuse. Le tout est sublimé par une mise en couleurs sobre mais efficace, qui renforce le ton mi-sombre mi-super-héroïque de la série. Certes, c'est plus du Picasso que du Michel-Ange, mais c'est surtout l'histoire qui prime, en réalité. En gros, Wolf-Man n’est ni un récit d’horreur classique ni une simple variation sur le super-héros. C’est un hybride malin, parfois naïf, souvent généreux, où Kirkman parvient à faire exister un personnage coincé entre deux mondes sans sombrer dans la parodie. La série ne révolutionne pas le genre, mais elle se révèle étonnamment attachante, portée par un duo auteur-dessinateur très en phase. Tout ça se laisse lire plutôt bien. Du comics (presque) mainstream pour le plaisir, baby !



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SUPERMAN Vs WONDER WOMAN CHEZ URBAN COMICS (DC TREASURY)



 En parcourant Superman vs. Wonder Woman, on découvre bien plus qu’un duel spectaculaire entre deux icônes de DC : on tombe sur un récit vintage où les idéologies s’entrechoquent autant que les poings. En 1942, Superman fait confiance au gouvernement américain, persuadé que ses plus hauts responsables sauront faire un usage moralement irréprochable de la bombe atomique (rires). Il lui suffit qu’on lui promette que jamais l’arme ne sera détournée de son noble objectif pour qu’il accorde une confiance totale (quel naïf ce Superman) à l’establishment. Face à lui, Wonder Woman a le regard plus acéré. L’Amazone connaît trop bien les dérives du monde des hommes : une arme aussi fabulée, une fois créée, finira nécessairement par être utilisée pour écraser l’ennemi, quitte à provoquer un désastre planétaire. L’énergie nucléaire devient alors le cœur d’un désaccord fondamental, un schisme moral qui mène les deux alliés de la Ligue de Justice à mettre de côté l'amitié pour régler la question comme seuls deux surhommes le peuvent : à coups de poing magistraux. Et, pour ne blesser personne, autant aller se cogner… sur la Lune. Littéralement. Pendant que l’escapade lunaire fait trembler les cratères, la situation sur Terre vire au chaos : le projet Manhattan est compromis, l’ébauche de la bombe a été dérobée par un mélange aussi explosif que l’arme elle-même : scientifiques nazis, soldats fanatisés et un super-vilain samouraï japonais décidé à tirer son propre profit du vol. Le récit joue avec talent des codes vintage des comics de guerre et d’espionnage de l’époque. Il renoue avec un pan d’histoire américaine tout en proposant une rencontre insolite entre les deux plus grands poids lourds de DC (désolé Bruce, on parle ici de puissance brute, tu ne boxes pas dans la même catégorie).



Ce qui rend cette aventure écrite par Gerry Conway particulièrement savoureuse, c’est aussi le travail de réédition. Urban Comics la repropose dans un grand format luxueux, qui inaugure une collection (DC Treasury) visant à restaurer les grands récits de différentes périodes des comics et à les présenter avec le soin qu’ils méritent. Et dans le cas qui nous intéresse aujourd'hui, nous avons la chance d'avoir du José Luis García-López au menu. Dès la fin des années 1970, son style clair, élégant, fluide, est devenu la référence visuelle de DC, celui que l’éditeur a placé partout (lunch boxes, jouets, papeterie, affiches, vêtements, et comics, ça va de soi). Ce n’est pas un hasard : García-López capture mieux que quiconque la puissance tranquille de Superman et la grâce martiale de Wonder Woman. Si, au fil de sa carrière, il est resté un dessinateur rare, son travail sur Superman vs. Wonder Woman représente l’un des sommets de son art. Les encrages de Dan Adkins révèlent la limpidité du trait, le dynamisme des compositions, et cette façon unique d’équilibrer puissance et élégance. La réédition offre pour la première fois une reproduction haute fidélité de cette confrontation mythique, déjà offerte au public français chez Sagéditions. L’album est une leçon de mise en scène, un plaisir esthétique constant, et un rappel de ce que le dessinateur a apporté au Bronze Age de DC. Et même si ce grand format (souple, c'est important) est une véritable plaie à ranger dans une bibliothèque, il reste difficile de lui résister : pour une quinzaine d’euros, c’est un morceau d’histoire, une vitrine du génie de García-López et l’un des plus beaux affrontements du panthéon DC, truffé de caricatures criminelles (même les noms. Blitzkrieg, Sumo…), telles que les américains les voyaient encore il y a peu de temps de cela. Subtilité, tu n'habites pas ici. Les amateurs de super-héros, de BD patrimoniale, ou tout simplement de beaux livres ont de nouveaux achats à réaliser avant les fêtes, avec cette collection/tentation qui vous propose aussi une double dose de Superman (à venir dans ces colonnes, si vous êtes bien sages).


Traduction de Jean-Marc Lainé. On valide. 


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LE PODCAST LE BULLEUR PRÉSENTE : LESSIVÉE


 Dans le 212e épisode de son podcast, Le bulleur vous présente Lessivée, album que l’on doit à Alison Bechdel, un ouvrage édité chez Denoël graphic. Cette semaine aussi, le podcast revient sur l’actualité de la bande dessinée et des sorties avec :


- La sortie d’Asterix en Lusitanie, 41e aventure d’Asterix avec Fabcaro au scénario, Didier Conrad au dessin et c’est édité chez Albert René éditions


- La sortie de Dakota 1880 dans la collection Lucky Luke vu par avec ici Appollo au scénario et Brüno au dessin, un album disponible chez Lucky Comics, filiale des éditions Dargaud


- La sortie de l’album Detroit Roma que l’on doit à Elene Usdin et Boni ainsi qu’aux éditions Sarbacane


- La sortie du Sang du roi, quatrième et dernier épisode du Château des animaux, série signée Xavier Dorison au scénario, Felix Delep au dessin et c’est publié aux éditions Casterman


- La sortie de l’album Une invitée dans la demeure que l’on doit à E.M. Carroll ainsi qu’aux éditions 404 graphic


- La sortie d’un bel ouvrage qui reprend Les fleurs du mal, le recueil de poèmes de Baudelaire illustré par Olivier Ledroit pour un album sorti chez Glénat



 
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LE CARNAVAL DES CADAVRES : LE NOUVEAU MIKE MIGNOLA CHEZ DELCOURT


Avec Le Carnaval des cadavres, Mike Mignola semble décider qu’après une carrière à revisiter les mythes du monde entier, il peut désormais en créer un de toutes pièces. Le résultat est un recueil de fables sombres, étranges, très drôles parfois, et bien sûr magnifié par son trait immédiatement reconnaissable : silhouettes taillées à la hache, ombres épaisses, couleurs de Dave Stewart qui semblent sorties d’une crypte élégamment éclairée. Du Mignola comme on l'aime, quoi. Le nouveau volume publié chez Delcourt s’ouvre sur l’histoire qui donne son titre à l’album en VO : Spoon, un gamin parti “faire fortune”, se retrouve à jouer au bowling avec trois cadavres (Quilles et squelettes). C’est absurde, morbide, mais raconté avec un sourire en coin et un jeune protagoniste sympathique dès la première case. En quelques pages, l’auteur pose les bases d’un nouveau territoire où un Dragon céleste, des dieux capricieux et une création du monde assez… fluctuante dessinent une mythologie volontairement instable. Car la grande idée de l’album, c’est justement cette mythologie qui change d’un récit à l’autre. Dans une histoire, le monde naît d’un Dragon qui se repent. Dans une autre, il provient d’un Arbre-Monde qui évoque Yggdrasil. Dans une troisième, les dieux semblent ne plus être d’accord avec ce qu’on nous a expliqué la page précédente. Loin d’être confus, cet effet donne envie au lecteur de trouver des liens, de comparer les versions, et d’imaginer que la vérité se cache quelque part entre les lignes, exactement comme dans les vieux contes et légendes du monde entier. D’autres histoires rappellent le Mignola de Hellboy, mais sans jamais l’imiter. Bien mal acquis suit un marin chargé d’élucider le mystère d’une maison hantée et joue, une fois encore, sur la frontière entre le fantastique et la faute humaine. Le réconfort des dieux met en scène deux amis à la recherche d’un sang immortel dont il serait sans doute plus sage de s’éloigner : une parabole efficace, presque une fable cruelle à l’ancienne.



Le ton change avec Le vétéran et le roi Kobold, où un vieux combattant raconte sa rencontre avec un peuple féerique et son roi mystérieux. C’est l’histoire la plus lumineuse du recueil, pleine de petites trouvailles et d’un humour léger qui fonctionne très bien. On y sent Mignola s’amuser et c'est vraiment contagieux ! Una et le Diable replonge vers l’obscurité : une femme désespérée passe un pacte avec un démon, développe des traits vampiriques et découvre l’existence d’une magie plus ancienne que les dieux eux-mêmes. L’histoire brouille volontairement ce qu’on croit savoir de la création du monde, et elle peut s'avérer être au final la plus difficile à saisir, presque hermétique. Enfin, Contrées inconnues, le dernier récit, sert de guide touristique à ce nouveau monde. Narré par un corbeau sarcastique (l’équivalent gothique de l'office du tourisme) il décrit les différentes régions, leurs créatures et leurs légendes. C’est une excellente manière de refermer le livre sur une vision d’ensemble, tout en se ménageant une suite possible et probable. Au bout du compte, Le Carnaval des cadavres est une porte d’entrée vers un univers neuf, riche, plein de mystères et de clins d’œil savants. Les histoires se lisent vite mais laissent une forte et bonne impression, comme si chaque page cachait une pièce d’un puzzle plus vaste. Mignola y retrouve une énergie étonnante : celle d’un auteur qui est toujours capable de forger de nouveaux récits avec la fougue d'antan. Du coup, on souhaite ardemment que Delcourt publie la suite de ces histoires (Uri Tupka and the gods). Parce que franchement, ce monde a encore beaucoup de cadavres à nous faire découvrir, quelques parties de bowlings, et d'autres animaux qui parlent et ne demandent que de nous offrir une visite guidée des prochaines destinations. 


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DEATHBRINGER : LA DARK FANTASY ULTRA SOIGNÉE D'ISMAEL LEGRAND


 En ouvrant Deathbringer, on comprend très vite qu’Ismaël Legrand n’a pas l’intention de faire ses premiers pas en douceur. Il arrive avec un noir et blanc massif, presque minéral, qui engloutit la lumière et transforme chaque case en uppercut glacial. En 2025, rares sont les albums qui s’imposent visuellement dès la première page ; celui-ci le fait avec la brutalité d’un marteau d’inquisiteur. Ombres lourdes, matières granuleuses, silhouettes ravinées comme des stèles funéraires : le dessin n’illustre pas, il sanctifie, ou maudit. On est d'ailleurs frappé que Delcourt ait investi sur ce genre de récit (et d'ouvrage, avec un élégant dos toilé). Un pari (presque) fou, qui est loin d'être gagné d'avance, tant la radicalité va être de mise, dans la forme et en partie sur le fond. Legrand situe son récit dans un Moyen Âge rongé par ce qui dépasse l’entendement humain : sorcelleries clandestines, rites archaïques, religions vacillantes, morts qui ne le sont pas forcément. Au cœur de ce monde qui se délite, deux trajectoires s’approchent sans se connaître. D’un côté, un guerrier (Greyd Uth Kalandar) taillé dans la fatigue et la culpabilité ; de l’autre, une jeune femme enrôlée par l’inquisition, dont les pouvoirs troublent autant qu’ils effraient. Leur rencontre n’a rien de romantique : elle relève plutôt du destin qui grince et des dieux qui s’ennuient. Comme quoi, on peut être considérée comme une sorcière mais collaborer avec ceux qui dressent les bûchers, quand les circonstances s'y prêtent. L'hypocrisie, encore et toujours. 



Sur le fond, Legrand joue avec les codes de la dark fantasy comme on peut désamorcer une bombe : il y a du respect, une volonté de passer par toutes les étapes, mais sans trembler. Il ne prétend pas réinventer les mythes, mais il cherche plutôt à en retrouver la racine, ce mélange de sacré perverti et de peur primitive. Le rythme, d’ailleurs, s’en ressent : lent, posé, presque méditatif, comme une procession qui avancerait parmi les ruines. Parfois, c'est un peu confus, on craint d'y perdre son latin. Reste que si Deathbringer se distingue vraiment, c’est dans sa façon de faire du noir et blanc un organisme vivant. Les compositions empruntent parfois au cinéma expressionniste, parfois à la gravure gothique. Les corps semblent sculptés à même la pénombre. Les éclats de lumière, rares, deviennent des révélations presque mystiques. On pourrait croire à une démonstration technique, mais ce n’est jamais gratuit : l’esthétique porte l’émotion, la violence, la foi brisée. Gustave Doré s'est lancé dans le neuvième art, on va en voir de belles ! Certains lecteurs jugeront peut-être le scénario trop fidèle aux canons du genre. Soit. Mais cette “fidélité” devient une force : elle permet au dessin d’occuper pleinement le terrain. La mise en page respire la maîtrise, parfois même la démesure, et transforme ce roman graphique en expérience sensorielle plus qu’en récit linéaire. Avec quelques scènes érotiques qu'il ne faudra pas laisser entre toutes les mains, et qui font de Deathbringer un album qu'il ne convient pas d'offrir au petit neveu en cinquième, qui s'est pris de passion pour la culture gothique en regardant Harry Potter. Deathbringer n’est ni un simple divertissement, ni une démonstration d’érudition graphique. C’est une plongée dans un monde où les ombres ont des choses à dire, et que toutes les oreilles ne sont pas prêtes à entendre. 



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ABSOLUTE MARTIAN MANHUNTER TOME 1 : VISION MARTIENNE


 De toutes les séries de la collection Absolute, celle consacrée à Martian Manhunter est de loin la plus exigeante, la plus ambitieuse, la plus déroutante. On vous prévient tout de suite : si vous aimez les récits linéaires classiques, qui suivent un déroulement rassurant, où les repères sont facilement identifiables, vous allez vous sentir en territoire étranger et abandonner la lecture assez rapidement. Si par contre vous avez décidé de plonger tête la première dans un univers susceptible de vous surprendre à chaque page, alors cet album est clairement fait pour vos mirettes. Deniz Camp et Javier Rodriguez ont décidé de vous en faire voir de toutes les couleurs, de hisser la quadrichromie au rang de délire inspiré, avec d'entrée au menu un attentat-suicide, une crise identitaire et de la fumée multicolore qui révèle des secrets intimes que personne n’est censé entendre. John Jones respire littéralement les pensées des autres, il les absorbe, s'en nourrit, et tant pis pour sa santé mentale et sa vie de famille qui se délite jour après jour ; fallait pas croiser la route d'un parasite martien qui est venu habiter en lui, à moins que ça ne soit que l'effet pervers d'une crise psychotique et un effondrement généralisé. En tous les cas, celui qui fut jusque là un bon flic n'est même plus certain d'être un être humain, à plus forte raison un père et mari conventionnel. John est sorti miraculeusement vivant de l'attentat, mais transformé, habité, dédoublé. Camp bâtit son récit comme un jeu de miroirs psychédéliques : les souvenirs des autres se mêlent aux visions grotesques soufflées par une voix mystérieuse. « Le Martien » semble connaître John mieux que John lui-même. Il lui permet de comprendre, d'excuser, de deviner la généalogie des faits, d'appréhender la folie qui pousse les individus à se faire sauter, à assassiner des clochards, à massacrer des chiens. C'est ainsi que John peut se retrouver à tenter de désarmer un kamikaze en se faisant passer pour un de ses amis d'enfance, en appuyant sur les failles et les douleurs intimes qui poussent l'individu à devenir cette pire version de lui-même. Absolute Martian Manhunter s'intéresse à notre part d'ombre et ne la lâche pas. 



Le récit s’autorise tout de même quelques lenteurs, ou quelques parenthèses qui nécessitent qu'on reste attentif, sur la brèche.  Par chance, tout passe avec Javier Rodriguez, qui se charge de réveiller celui qui pourrait somnoler. Son travail (dessin, encrage, couleurs, la totale en roue libre) fuse dans tous les sens : perspectives impossibles, couleurs explosives qui redéfinissent le sens même de ce qui est psychédélique, personnages stylisés, cartoonesques. C’est un parti pris total qui ne laisse pas indifférent : on adore ou on abhorre. Mais impossible de nier la cohérence entre cette esthétique hallucinée et le vertige mental de John Jones. Camp et Rodriguez choisissent de dissocier le flic et « le Martien » comme deux entités distinctes. Un choix intéressant qui permet d'ailleurs de garder la porte ouverte pour de nouvelles interprétations, d'autres niveaux de compréhension. La dualité est poussée à deux reprises jusqu'à l'utilisation de la transparence du papier : il est demandé au lecteur de placer la page devant une source de lumière pour "activer sa vision de martien" et voir l'envers des choses, ce qui n'est pas accessible à première vue. L'ennemi semble être le « le Martien blanc », qui se nourrit du chaos, sème la discorde. La face sombre (malgré la couleur) de ce que nous sommes, cette tentation de l'autodestruction qui nous pousse à nous enorgueillir du pire de nous-mêmes, plutôt que nous ouvrir à l'autre, son altérité, ses besoins. L'immigré, une religion différente, peuvent ainsi être autant de martiens, de créatures effrayantes à pourchasser, comme Camp le met en scène avec pertinence à un moment donné. On comprend alors pourquoi la mini-série, initialement prévue en six épisodes, a été prolongée jusqu’à douze : cette plongée dans les béances de l’esprit humain a trouvé son public, incroyable mais vrai ! Reste à comprendre s'il s'agit d'un effet de mode porté par une critique dithyrambique, qui risque de s'estomper quand le grand public aura sous les yeux cet album dont l'audace formelle et thématique vise bien plus loin et plus profond que le Batman Absolute de Snyder. Nous vivons une époque où il est si facile de céder à la peur, à l'aliénation, que cette lecture pourrait alors éveiller un écho insoupçonné chez pas mal de lecteurs. Un gros pari en passe d'être remporté avec un brio et un talent évidents. Et il y aurait encore des Cassandre pour dire que les comics sont morts, que c'est du passé ? 



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ABSOLUTE FLASH TOME 1 : DEUX MONDES


Absolute Flash ne nous prend pas en traitre : Jeff Lemire poursuit ce qu’il aime faire depuis Sweet Tooth, c'est-à-dire raconter une histoire où le réel se fissure sans prévenir, avec en guise de protagoniste un adolescent qui va devoir grandir plus vite que prévu. L'heure est venue de s'attaquer à Wally West, adolescent trop rapide pour son époque et trop seul pour son âge, avec une décision artistique capitale pour saisir la nouveauté de cette mouture : la vitesse n'est pas juste un pouvoir standard, un gimmick à appliquer, mais une véritable expérience sensorielle qui vire au cauchemar éveillé. Le résultat : un récit nerveux, instable, presque insaisissable, avec un Wally en fuite de la première à la dernière page. Dans l'univers Absolute, le gamin est fils de militaire et le paternel autoritaire et cachotier est transféré de base en base au gré des missions qu'on lui confie. Lemire joue immédiatement la carte du malaise : on pénètre dans un laboratoire confidentiel aux expériences animales trop étranges pour être honnêtes, introduit par un Barry Allen familier des lieux, qui invite le gamin à visiter des installations « ultra top secrètes » comme s’il l’emmenait au zoo, au grand dam du père qui n'apprécie guère cette familiarité. À partir de là, le temps se met à dérailler. C'est l'accident, c'est le drame ! Lemire a de toute façon choisi de proposer un récit éclaté, fragmenté dans sa succession chronologique. Et pour ne rien arranger, Wally court si vite qu’il se dédouble presque, et flotte dans une temporalité qui nous déroute et doit être reconstruite : tout va très vite, et il faut attendre d'avoir toutes les informations pour recomposer le puzzle. Mais cette confusion est volontaire : le scénariste veut que le lecteur ressente le déraillement intérieur de l'adolescent, son incapacité à rester en un lieu et un moment. Pire encore pour lui, voici que les Lascars de l’Absolute Universe débarquent en meute organisée !



Ici, les antagonistes de Flash sont bien plus disciplinés que leurs équivalents classiques : Captain Cold mène toujours la danse, Boomerang est un parfait mercenaire insupportable doté d'armes technologiques, et les autres ne sont pas en reste, avec ce qu'il faut d'inventivité et de modernité pour redéfinir la dynamique. Mention spéciale pour Grodd, le gorille savant, qui est de la partie également, sous une apparence et dans un rôle absolument imprévisibles, mais finalement géniaux. Du Jeff Lemire dans le texte. Les Lascars dégagent une énergie brute, une dynamique de groupe presque militaire, qui leur donne plus d’épaisseur que Wally lui-même dans les premiers chapitres. Là encore, c’est un choix audacieux : commencer une série centrée sur Flash en laissant ses adversaires voler la vedette… Ma foi, Wally a tout à apprendre, et plus que de parler de Flash, on évoquera juste un gamin victime d'une expérience qui a mal tourné, qui pense avoir foudroyé sur place le scientifique qui l'a introduit dans un complexe interdit, qui est pourchassé par les supérieurs du paternel, pour servir de cobaye à des fins inavouées. Pour un peu de répit, il se réfugie chez Ralph et Sue Dibny (enfin, ceux de l'univers Absolute, vous me suivez toujours ?), tandis que le scénariste s'évertue à tisser des parallèles entre sa situation, son background, et ce qui est arrivé ici à Grodd. Nick Robles dessine tout cela avec une énergie brute et une mise en page fort convaincante. Tout est soigné et inspiré, rien à redire de ce côté-là. Par contre, les deux épisodes confiés à A.L. Kaplan sont assez catastrophiques (les 4 et 5). Le décalage est immense, et le résultat limite immonde. Les yeux des personnages masculins, par exemple, semblent directement tirés d'un manga bas de gamme. Pourquoi cette transition, pourquoi ce choix de doublure ? Voilà comment les comic books se tirent parfois une balle dans le pied. Qu'à cela ne tienne, reste un album sympathique et frais, qui est à conseiller à ceux qui sont sensibles aux thématiques chères à Jeff Lemire, plus encore qu'aux fans hardcore de la radicalité de l'univers Absolute. 



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WOLF-MAN CHEZ DELCOURT : INTEGRALE VOLUME 1

Robert Kirkman, ce n'est pas que le type qui a conquis le monde grâce à des zombies ou aux aventures du jeune et irrésistible Invincible...