
Dans les années 1990, Thanos possède un statut pour le moins variable. Parfois présenté comme la pire engeance que l’univers ait jamais engendrée (Thanos Quest, Infinity Gauntlet…), parfois comme le grand vilain repenti, flanqué d’une sagesse naissante (Infinity Crusade), le personnage apparaît tour à tour sous des visages différents — voire franchement contradictoires. Une seule constante cependant : dès qu’il s’ennuie, Thanos retrouve immanquablement sa vocation première, à savoir la quête de savoir — et donc de pouvoir — par tous les moyens possibles. Y compris, bien entendu, la violence et les abus en tous genres… Dans Les Maîtres du cosmos (le nom à l'origine de cet album, chez Semic), nous le retrouvons en pleine scène de carnage sur une planète lointaine. Thanos ne demande rien : il prend. Et c’est précisément ce qu’il est en train de faire. Ce qu’il convoite n’est pas un trésor de joyaux ou de métaux précieux, mais un but bien plus noble (ou sinistre, selon le point de vue) : la connaissance. Pendant ce temps-là, rien ne va plus dans la galaxie. Le dernier héraut en date de Galactus, un certain Morg — ancien bourreau sanguinaire sur son monde d’origine et amateur de tortures en tout genre — a été capturé par Tyrant, une entité surpuissante dont les racines remontent à un passé très lointain, et qui entretient une rivalité ancestrale avec le Dévoreur de Mondes. Disparu depuis si longtemps que plus personne ne pensait à lui, Tyrant ne revient pas sur le devant de la scène pour faire de la figuration. Il représente un défi colossal, irrésistible, même pour le Titan fou — qui sait néanmoins qu’il ne pourra pas triompher d’un tel adversaire par la seule force brute. C’est ainsi que Thanos se choisit un premier allié : Terrax, lui aussi ancien héraut de Galactus — et ce n’est pas un poète. Armé de sa hache cosmique, Terrax laisse dans son sillage cadavres et mutilations. Lorsque nous le retrouvons, il est prisonnier dans une arène, forcé de se battre pour sa liberté. Mauvaise idée que d’avoir voulu faire de lui un simple gladiateur de foire. Sans surprise, il s’évade — et fait payer cher ses geôliers, ainsi que ceux qui espéraient tirer profit de sa souffrance. Peu à peu, une force de frappe se constitue face à Tyrant, et un choc cosmique se profile, le tout orchestré par Ron Marz, qui assemble une à une les pièces de ce vaste puzzle / jeu de massacre.

Si Thanos est la figure centrale de la première partie de cette histoire — Cosmic Powers en VO —, elle se divise en réalité en six volets. En France, Semic avait publié l’intégralité de cette mini-série sous la forme de trois albums, contenant chacun deux épisodes. Panini y rajoute quelques inédits tirés de Secret Defenders, histoire d'enrichir la sauce. Et au fil des pages, la distribution s’étoffe. Ce qui semblait au départ une série de portraits fouillés et introspectifs de personnages à la psychologie tourmentée se transforme en une immense bataille rangée, qui oppose des êtres aux pouvoirs démesurés. Outre Thanos et Terrax, les dessins de Ron Lim — pilier des grandes sagas cosmiques des années 1990 — et de Jeff Moore — qui insuffle un véritable souffle d’énergie brute à ses planches — donnent vie à une galerie de personnages hauts en couleur. Andy Smith, quant à lui, illustre un duo aussi étrange qu’attachant : le Valet de Cœur, condamné à une solitude éternelle dans un costume qui le maintient en vie tout en l’empêchant de vivre normalement, et Ganymède, redoutable combattante et dernière survivante de sa race, dont la mission ultime est la destruction de Tyrant. Ce couple improbable n’échappera pas, lui non plus, aux machinations de Thanos. Autre protagoniste impliqué dans cette épopée : Legacy, le fils du Captain Marvel originel. Encore impulsif, malhabile avec ses nouveaux pouvoirs, il fonce tête baissée et se retrouve face à Nitro, l’assassin indirect de son père, responsable de son empoisonnement au gaz mortel à l’origine d’un cancer foudroyant. Les deux derniers épisodes sont consacrés à Morg, avec les dessins âpres et surprenants de Tom Grindberg — dans un style qui n’est pas sans évoquer celui de Mignola. Si beaucoup de lecteurs de l’époque n’appréciaient guère ses planches, j’ai pour ma part toujours eu un faible pour cet artiste que je considère comme largement sous-estimé. Enfin, Scott Eaton prend en charge la déflagration finale : l’heure du règlement de comptes général a sonné, et tout le monde se tape joyeusement dessus — pour notre plus grand plaisir. Bien sûr, Thanos n’est pas qu’une créature malfaisante et surpuissante : c’est aussi un maître incontesté de la manipulation et des plans tordus, toujours au service de ses ambitions. L’ensemble se lit encore aujourd’hui avec un plaisir non dissimulé, même s’il est évident que cette histoire porte en elle toutes les marques stylistiques des comics de l’époque : grandiloquence cosmique, poses héroïques, dialogues sentencieux et affrontements titanesques. Mais pour qui a grandi avec ces antagonistes aujourd’hui remis à l’honneur, cette parution inattendue reste une madeleine de Proust interstellaire, à tremper dans un bon bol d'hémoglobine.

UniversComics, rejoignez la communauté :