Le versant d’Angie, en revanche, est un peu plus classique. Chassée de son bar, orpheline de repères, elle dérive vers la criminalité, miroir tragique de Jacob, sans bénéficier de la même ironie méta. Le récit alterne bien les points de vue, mais sans contraste formel ou de ton : noir c'est noir, gris c'est gris, il n'y a presque (plus) d'espoir, au fil des pages. C'est comme toujours à chaque fois qu'une embellie (ici la période du confinement durant la crise du covid) survient que le lecteur s'attend à voir tomber la grêle ou la foudre, et immanquablement, c'est ce qui arrive ! Sean Phillips et son fils Jacob (à la couleur) parviennent à magnifier l’ensemble, une fois de plus. Le trait de Sean reste d’une élégance naturelle, à la fois brutale et mélancolique, tandis que la palette chromatique de Jacob sert le propos : éclats pastels pour Hollywood, néons nocturnes pour la dérive d’Angie, sépias fatigués pour les souvenirs. Tout respire l’expérience, la maîtrise, la complicité visuelle. Les Acharnés n’est pas une révolution graphique, mais une leçon de style, leçon donnée par trois artisans au sommet de leur art. Certains reprocheront à Brubaker et Phillips de se répéter, de ne plus surprendre. C’est vrai qu’ils ne cherchent plus à réinventer la roue. Mais il faut reconnaître qu’ils savent toujours la faire tourner avec une précision d’orfèvre. Leurs personnages restent des âmes en sursis, oscillent entre rédemption et damnation, et ce nouveau volume (publié sous la forme d'un roman graphique, pas d'une série), plus introspectif que bien des précédents, emmène l'univers de Criminal vers un territoire plus existentiel. Les Acharnés n’est peut-être pas le volet de la saga le plus explosif, mais c’est sans doute l’un des plus honnêtes. Une plongée à la fois dans l’industrie du divertissement et dans les obsessions de deux auteurs qui ne savent pas (ou ne veulent pas) envisager de jeter l'éponge. Des acharnés de l'art, du noir, du glauque, de la vie en général. Tant que le talent sera à ce point au rendez-vous, take my money, Sean & Ed.
LES ACHARNÉS : UN HORS SÉRIE "CRIMINAL" DE BRUBAKER ET PHILLIPS
Ed Brubaker et Sean Phillips ne sont pas du genre à se reposer sur leurs lauriers très longtemps. Les sorties se succèdent régulièrement, toute d'une qualité remarquable. Je les adore ! Tandis que leur série Criminal s’apprête à vivre une seconde existence sur Amazon, les deux complices reprennent du service dans leur univers fétiche avec The Knives, sobrement traduit par Les Acharnés chez Delcourt. Une histoire de couteaux, donc, mais aussi de cicatrices : celles des personnages, du système, et peut-être même des auteurs eux-mêmes. On retrouve ici trois visages familiers : Jacob Kurtz, le dessinateur de la BD Frank Kafka, Detective Privé (clin d’œil appuyé à Jack Kirby, de son vrai nom Jacob Kurtzberg) ; Angie, jeune orpheline qui sert les consommations du bar miteux Undertown ; et Tracy Lawless, vétéran hanté par l’ombre de son père Teeg et de son frère Ricky. Le récit alterne entre Jacob et Angie, deux trajectoires parallèles qui finiront par se croiser (voire s’entrechoquer) dans la grande tradition de Criminal. Comme dans Un été cruel, Brubaker atteint ici une ampleur quasi romanesque : chronique des illusions perdues, méditation sur l’héritage et la fatalité, tout en s'appuyant sur la mécanique du polar le plus sombre, comme l'exige le cahier des charges. La première moitié de l’album, centrée sur Jacob, vaut à elle seule le détour. Envoyé à Hollywood pour assister à l’adaptation télévisée de son strip Frank Kafka, il se retrouve propulsé dans un monde de faux-semblants, où les producteurs confondent “graphic novel” et “comic strip”, et où les scénaristes parlent du privé à adapter sans jamais l’avoir lu. Brubaker règle ici quelques comptes à peine voilés avec ses propres expériences de scénariste à Los Angeles. Le rêve américain, vu depuis les coulisses, ressemble décidément à un décor en carton-pâte. Les Acharnés est dès le départ une confession à peine déguisée : Brubaker, fatigué du cirque des adaptations, semble interroger la raison même de son retour à son univers privilégié. Pourquoi continuer à creuser un sillon qu’on prétend connaître par cœur ? Pourquoi revenir toujours à ces marginaux sans issue, sinon pour constater que, malgré tout, la machine à rêves tourne encore ? C’est là la plus grande réussite de cet hors série à Criminal : cette lucidité glaciale sur l’acte de création, sur la boucle sans fin entre art, commerce et désillusion. Et ça n'est que le début, on enchaîne, vite !
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