LE CARNAVAL DES CADAVRES : LE NOUVEAU MIKE MIGNOLA CHEZ DELCOURT


Avec Le Carnaval des cadavres, Mike Mignola semble décider qu’après une carrière à revisiter les mythes du monde entier, il peut désormais en créer un de toutes pièces. Le résultat est un recueil de fables sombres, étranges, très drôles parfois, et bien sûr magnifié par son trait immédiatement reconnaissable : silhouettes taillées à la hache, ombres épaisses, couleurs de Dave Stewart qui semblent sorties d’une crypte élégamment éclairée. Du Mignola comme on l'aime, quoi. Le nouveau volume publié chez Delcourt s’ouvre sur l’histoire qui donne son titre à l’album en VO : Spoon, un gamin parti “faire fortune”, se retrouve à jouer au bowling avec trois cadavres (Quilles et squelettes). C’est absurde, morbide, mais raconté avec un sourire en coin et un jeune protagoniste sympathique dès la première case. En quelques pages, l’auteur pose les bases d’un nouveau territoire où un Dragon céleste, des dieux capricieux et une création du monde assez… fluctuante dessinent une mythologie volontairement instable. Car la grande idée de l’album, c’est justement cette mythologie qui change d’un récit à l’autre. Dans une histoire, le monde naît d’un Dragon qui se repent. Dans une autre, il provient d’un Arbre-Monde qui évoque Yggdrasil. Dans une troisième, les dieux semblent ne plus être d’accord avec ce qu’on nous a expliqué la page précédente. Loin d’être confus, cet effet donne envie au lecteur de trouver des liens, de comparer les versions, et d’imaginer que la vérité se cache quelque part entre les lignes, exactement comme dans les vieux contes et légendes du monde entier. D’autres histoires rappellent le Mignola de Hellboy, mais sans jamais l’imiter. Bien mal acquis suit un marin chargé d’élucider le mystère d’une maison hantée et joue, une fois encore, sur la frontière entre le fantastique et la faute humaine. Le réconfort des dieux met en scène deux amis à la recherche d’un sang immortel dont il serait sans doute plus sage de s’éloigner : une parabole efficace, presque une fable cruelle à l’ancienne.



Le ton change avec Le vétéran et le roi Kobold, où un vieux combattant raconte sa rencontre avec un peuple féerique et son roi mystérieux. C’est l’histoire la plus lumineuse du recueil, pleine de petites trouvailles et d’un humour léger qui fonctionne très bien. On y sent Mignola s’amuser et c'est vraiment contagieux ! Una et le Diable replonge vers l’obscurité : une femme désespérée passe un pacte avec un démon, développe des traits vampiriques et découvre l’existence d’une magie plus ancienne que les dieux eux-mêmes. L’histoire brouille volontairement ce qu’on croit savoir de la création du monde, et elle peut s'avérer être au final la plus difficile à saisir, presque hermétique. Enfin, Contrées inconnues, le dernier récit, sert de guide touristique à ce nouveau monde. Narré par un corbeau sarcastique (l’équivalent gothique de l'office du tourisme) il décrit les différentes régions, leurs créatures et leurs légendes. C’est une excellente manière de refermer le livre sur une vision d’ensemble, tout en se ménageant une suite possible et probable. Au bout du compte, Le Carnaval des cadavres est une porte d’entrée vers un univers neuf, riche, plein de mystères et de clins d’œil savants. Les histoires se lisent vite mais laissent une forte et bonne impression, comme si chaque page cachait une pièce d’un puzzle plus vaste. Mignola y retrouve une énergie étonnante : celle d’un auteur qui est toujours capable de forger de nouveaux récits avec la fougue d'antan. Du coup, on souhaite ardemment que Delcourt publie la suite de ces histoires (Uri Tupka and the gods). Parce que franchement, ce monde a encore beaucoup de cadavres à nous faire découvrir, quelques parties de bowlings, et d'autres animaux qui parlent et ne demandent que de nous offrir une visite guidée des prochaines destinations. 


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DEATHBRINGER : LA DARK FANTASY ULTRA SOIGNÉE D'ISMAEL LEGRAND


 En ouvrant Deathbringer, on comprend très vite qu’Ismaël Legrand n’a pas l’intention de faire ses premiers pas en douceur. Il arrive avec un noir et blanc massif, presque minéral, qui engloutit la lumière et transforme chaque case en uppercut glacial. En 2025, rares sont les albums qui s’imposent visuellement dès la première page ; celui-ci le fait avec la brutalité d’un marteau d’inquisiteur. Ombres lourdes, matières granuleuses, silhouettes ravinées comme des stèles funéraires : le dessin n’illustre pas, il sanctifie, ou maudit. On est d'ailleurs frappé que Delcourt ait investi sur ce genre de récit (et d'ouvrage, avec un élégant dos toilé). Un pari (presque) fou, qui est loin d'être gagné d'avance, tant la radicalité va être de mise, dans la forme et en partie sur le fond. Legrand situe son récit dans un Moyen Âge rongé par ce qui dépasse l’entendement humain : sorcelleries clandestines, rites archaïques, religions vacillantes, morts qui ne le sont pas forcément. Au cœur de ce monde qui se délite, deux trajectoires s’approchent sans se connaître. D’un côté, un guerrier (Greyd Uth Kalandar) taillé dans la fatigue et la culpabilité ; de l’autre, une jeune femme enrôlée par l’inquisition, dont les pouvoirs troublent autant qu’ils effraient. Leur rencontre n’a rien de romantique : elle relève plutôt du destin qui grince et des dieux qui s’ennuient. Comme quoi, on peut être considérée comme une sorcière mais collaborer avec ceux qui dressent les bûchers, quand les circonstances s'y prêtent. L'hypocrisie, encore et toujours. 



Sur le fond, Legrand joue avec les codes de la dark fantasy comme on peut désamorcer une bombe : il y a du respect, une volonté de passer par toutes les étapes, mais sans trembler. Il ne prétend pas réinventer les mythes, mais il cherche plutôt à en retrouver la racine, ce mélange de sacré perverti et de peur primitive. Le rythme, d’ailleurs, s’en ressent : lent, posé, presque méditatif, comme une procession qui avancerait parmi les ruines. Parfois, c'est un peu confus, on craint d'y perdre son latin. Reste que si Deathbringer se distingue vraiment, c’est dans sa façon de faire du noir et blanc un organisme vivant. Les compositions empruntent parfois au cinéma expressionniste, parfois à la gravure gothique. Les corps semblent sculptés à même la pénombre. Les éclats de lumière, rares, deviennent des révélations presque mystiques. On pourrait croire à une démonstration technique, mais ce n’est jamais gratuit : l’esthétique porte l’émotion, la violence, la foi brisée. Gustave Doré s'est lancé dans le neuvième art, on va en voir de belles ! Certains lecteurs jugeront peut-être le scénario trop fidèle aux canons du genre. Soit. Mais cette “fidélité” devient une force : elle permet au dessin d’occuper pleinement le terrain. La mise en page respire la maîtrise, parfois même la démesure, et transforme ce roman graphique en expérience sensorielle plus qu’en récit linéaire. Avec quelques scènes érotiques qu'il ne faudra pas laisser entre toutes les mains, et qui font de Deathbringer un album qu'il ne convient pas d'offrir au petit neveu en cinquième, qui s'est pris de passion pour la culture gothique en regardant Harry Potter. Deathbringer n’est ni un simple divertissement, ni une démonstration d’érudition graphique. C’est une plongée dans un monde où les ombres ont des choses à dire, et que toutes les oreilles ne sont pas prêtes à entendre. 



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ABSOLUTE MARTIAN MANHUNTER TOME 1 : VISION MARTIENNE


 De toutes les séries de la collection Absolute, celle consacrée à Martian Manhunter est de loin la plus exigeante, la plus ambitieuse, la plus déroutante. On vous prévient tout de suite : si vous aimez les récits linéaires classiques, qui suivent un déroulement rassurant, où les repères sont facilement identifiables, vous allez vous sentir en territoire étranger et abandonner la lecture assez rapidement. Si par contre vous avez décidé de plonger tête la première dans un univers susceptible de vous surprendre à chaque page, alors cet album est clairement fait pour vos mirettes. Deniz Camp et Javier Rodriguez ont décidé de vous en faire voir de toutes les couleurs, de hisser la quadrichromie au rang de délire inspiré, avec d'entrée au menu un attentat-suicide, une crise identitaire et de la fumée multicolore qui révèle des secrets intimes que personne n’est censé entendre. John Jones respire littéralement les pensées des autres, il les absorbe, s'en nourrit, et tant pis pour sa santé mentale et sa vie de famille qui se délite jour après jour ; fallait pas croiser la route d'un parasite martien qui est venu habiter en lui, à moins que ça ne soit que l'effet pervers d'une crise psychotique et un effondrement généralisé. En tous les cas, celui qui fut jusque là un bon flic n'est même plus certain d'être un être humain, à plus forte raison un père et mari conventionnel. John est sorti miraculeusement vivant de l'attentat, mais transformé, habité, dédoublé. Camp bâtit son récit comme un jeu de miroirs psychédéliques : les souvenirs des autres se mêlent aux visions grotesques soufflées par une voix mystérieuse. « Le Martien » semble connaître John mieux que John lui-même. Il lui permet de comprendre, d'excuser, de deviner la généalogie des faits, d'appréhender la folie qui pousse les individus à se faire sauter, à assassiner des clochards, à massacrer des chiens. C'est ainsi que John peut se retrouver à tenter de désarmer un kamikaze en se faisant passer pour un de ses amis d'enfance, en appuyant sur les failles et les douleurs intimes qui poussent l'individu à devenir cette pire version de lui-même. Absolute Martian Manhunter s'intéresse à notre part d'ombre et ne la lâche pas. 



Le récit s’autorise tout de même quelques lenteurs, ou quelques parenthèses qui nécessitent qu'on reste attentif, sur la brèche.  Par chance, tout passe avec Javier Rodriguez, qui se charge de réveiller celui qui pourrait somnoler. Son travail (dessin, encrage, couleurs, la totale en roue libre) fuse dans tous les sens : perspectives impossibles, couleurs explosives qui redéfinissent le sens même de ce qui est psychédélique, personnages stylisés, cartoonesques. C’est un parti pris total qui ne laisse pas indifférent : on adore ou on abhorre. Mais impossible de nier la cohérence entre cette esthétique hallucinée et le vertige mental de John Jones. Camp et Rodriguez choisissent de dissocier le flic et « le Martien » comme deux entités distinctes. Un choix intéressant qui permet d'ailleurs de garder la porte ouverte pour de nouvelles interprétations, d'autres niveaux de compréhension. La dualité est poussée à deux reprises jusqu'à l'utilisation de la transparence du papier : il est demandé au lecteur de placer la page devant une source de lumière pour "activer sa vision de martien" et voir l'envers des choses, ce qui n'est pas accessible à première vue. L'ennemi semble être le « le Martien blanc », qui se nourrit du chaos, sème la discorde. La face sombre (malgré la couleur) de ce que nous sommes, cette tentation de l'autodestruction qui nous pousse à nous enorgueillir du pire de nous-mêmes, plutôt que nous ouvrir à l'autre, son altérité, ses besoins. L'immigré, une religion différente, peuvent ainsi être autant de martiens, de créatures effrayantes à pourchasser, comme Camp le met en scène avec pertinence à un moment donné. On comprend alors pourquoi la mini-série, initialement prévue en six épisodes, a été prolongée jusqu’à douze : cette plongée dans les béances de l’esprit humain a trouvé son public, incroyable mais vrai ! Reste à comprendre s'il s'agit d'un effet de mode porté par une critique dithyrambique, qui risque de s'estomper quand le grand public aura sous les yeux cet album dont l'audace formelle et thématique vise bien plus loin et plus profond que le Batman Absolute de Snyder. Nous vivons une époque où il est si facile de céder à la peur, à l'aliénation, que cette lecture pourrait alors éveiller un écho insoupçonné chez pas mal de lecteurs. Un gros pari en passe d'être remporté avec un brio et un talent évidents. Et il y aurait encore des Cassandre pour dire que les comics sont morts, que c'est du passé ? 



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ABSOLUTE FLASH TOME 1 : DEUX MONDES


Absolute Flash ne nous prend pas en traitre : Jeff Lemire poursuit ce qu’il aime faire depuis Sweet Tooth, c'est-à-dire raconter une histoire où le réel se fissure sans prévenir, avec en guise de protagoniste un adolescent qui va devoir grandir plus vite que prévu. L'heure est venue de s'attaquer à Wally West, adolescent trop rapide pour son époque et trop seul pour son âge, avec une décision artistique capitale pour saisir la nouveauté de cette mouture : la vitesse n'est pas juste un pouvoir standard, un gimmick à appliquer, mais une véritable expérience sensorielle qui vire au cauchemar éveillé. Le résultat : un récit nerveux, instable, presque insaisissable, avec un Wally en fuite de la première à la dernière page. Dans l'univers Absolute, le gamin est fils de militaire et le paternel autoritaire et cachotier est transféré de base en base au gré des missions qu'on lui confie. Lemire joue immédiatement la carte du malaise : on pénètre dans un laboratoire confidentiel aux expériences animales trop étranges pour être honnêtes, introduit par un Barry Allen familier des lieux, qui invite le gamin à visiter des installations « ultra top secrètes » comme s’il l’emmenait au zoo, au grand dam du père qui n'apprécie guère cette familiarité. À partir de là, le temps se met à dérailler. C'est l'accident, c'est le drame ! Lemire a de toute façon choisi de proposer un récit éclaté, fragmenté dans sa succession chronologique. Et pour ne rien arranger, Wally court si vite qu’il se dédouble presque, et flotte dans une temporalité qui nous déroute et doit être reconstruite : tout va très vite, et il faut attendre d'avoir toutes les informations pour recomposer le puzzle. Mais cette confusion est volontaire : le scénariste veut que le lecteur ressente le déraillement intérieur de l'adolescent, son incapacité à rester en un lieu et un moment. Pire encore pour lui, voici que les Lascars de l’Absolute Universe débarquent en meute organisée !



Ici, les antagonistes de Flash sont bien plus disciplinés que leurs équivalents classiques : Captain Cold mène toujours la danse, Boomerang est un parfait mercenaire insupportable doté d'armes technologiques, et les autres ne sont pas en reste, avec ce qu'il faut d'inventivité et de modernité pour redéfinir la dynamique. Mention spéciale pour Grodd, le gorille savant, qui est de la partie également, sous une apparence et dans un rôle absolument imprévisibles, mais finalement géniaux. Du Jeff Lemire dans le texte. Les Lascars dégagent une énergie brute, une dynamique de groupe presque militaire, qui leur donne plus d’épaisseur que Wally lui-même dans les premiers chapitres. Là encore, c’est un choix audacieux : commencer une série centrée sur Flash en laissant ses adversaires voler la vedette… Ma foi, Wally a tout à apprendre, et plus que de parler de Flash, on évoquera juste un gamin victime d'une expérience qui a mal tourné, qui pense avoir foudroyé sur place le scientifique qui l'a introduit dans un complexe interdit, qui est pourchassé par les supérieurs du paternel, pour servir de cobaye à des fins inavouées. Pour un peu de répit, il se réfugie chez Ralph et Sue Dibny (enfin, ceux de l'univers Absolute, vous me suivez toujours ?), tandis que le scénariste s'évertue à tisser des parallèles entre sa situation, son background, et ce qui est arrivé ici à Grodd. Nick Robles dessine tout cela avec une énergie brute et une mise en page fort convaincante. Tout est soigné et inspiré, rien à redire de ce côté-là. Par contre, les deux épisodes confiés à A.L. Kaplan sont assez catastrophiques (les 4 et 5). Le décalage est immense, et le résultat limite immonde. Les yeux des personnages masculins, par exemple, semblent directement tirés d'un manga bas de gamme. Pourquoi cette transition, pourquoi ce choix de doublure ? Voilà comment les comic books se tirent parfois une balle dans le pied. Qu'à cela ne tienne, reste un album sympathique et frais, qui est à conseiller à ceux qui sont sensibles aux thématiques chères à Jeff Lemire, plus encore qu'aux fans hardcore de la radicalité de l'univers Absolute. 



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DEN 3 : LES ENFANTS DU FEU (RICHARD CORBEN CHEZ DELIRIUM)


 En découvrant Les Enfants du Feu, troisième volet de la fresque démente et voluptueuse imaginée par Richard Corben, on comprend d’emblée que l’auteur ne cherche pas à nous faciliter la tâche. En réalité, Corben ne facilite jamais rien et se fiche bien de nos envies de commodité : c’est sa manière de nous prendre par la main, de venir nous chercher, nous cueillir… pour ensuite nous abandonner en cours de chemin, dans l'inconnu, avec l'obligation de nous débrouiller seuls. Cette fois, il remonte aux racines de Nullepart et de son univers luxuriant pour raconter la destinée tourmentée de Kil et Mâl, deux voyageurs interstellaires dont l’atterrissage d’urgence déclenche à peu près tous les ennuis possibles : monstres affamés, pirates en goguette, sorcier sénile et serviteur anthropophage. Autrement dit, la panoplie presque complète des créatures qui hantent les pages de Den, depuis les toutes premières vignettes. Kil et Mâl entraînent dans leurs mésaventures un œuf (unique survivant d’une couvée décimée) qu’il faut protéger à tout prix. Leur mission serait déjà suffisamment périlleuse si, pour parfaire la confusion, Corben n’avait pas décidé de leur faire parler une langue codée pendant une bonne partie du récit. On s’accroche comme on peut, on déchiffre des bribes, et on finit par comprendre que Kil, d’abord perçu comme un(e) athlète sec comme un javelot, devient progressivement… la Reine Rouge de son espèce, avec transformation physique à la clef. Chez Corben, le concept de « genre » est un terrain de jeu qu’on retourne joyeusement pour voir ce qu'on peut en faire. De la guerrière androgyne sculpturale aux mamelles abondantes d'une forme exacerbée de fémininité divinisée, il n'y a qu'un pas que l'artiste franchit, selon la règle établie que la métamorphose fait partie des clés de lecture et des étapes indispensables pour lire et apprécier Den, quel que soit le volume.



Pendant ce temps, sur Nullepart, le vieux sorcier Zeg observe tout cela avec l’indifférence d’un fonctionnaire en fin de carrière, tandis que Zomug (son serviteur simplet et vorace) pense surtout à dévorer tout ce qui passe à portée de dents et mettre les mains sur la cuisinière du domaine de son maître. Quelques pirates avides viennent ajouter une couche de chaos, histoire que personne ne s’ennuie. C’est dans ce maelström que prend forme l’opposition primitive entre Zeg et la future Reine Rouge, conflit fondateur qui, des années plus tard, entraînera Den dans une guerre qui le dépassera largement. Autant dire que ce qui peut être considéré à tous les effets comme une forme de préquelle éclaire des zones d’ombre que les deux premiers volumes laissaient volontairement dans un délicieux brouillard, à la discrétion de l'imagination des lecteurs. Graphiquement, Corben reste Corben : même lorsque son trait se précipite ou quand il expérimente des techniques moins « classiques », la puissance visuelle est intacte. Les premiers chapitres affichent la densité et la précision auxquelles le maître nous a habitués, tandis que la seconde moitié s’aventure vers une approche plus libre, parfois inégale, mais toujours habitée. Les couleurs, elles, continuent de ressembler à des rêves fiévreux peints dans l'urgence . Aucun imitateur n’a jamais véritablement réussi à « faire du Corben » sans terminer carbonisé par le résultat et les pages de rédactionnel traduites dans cette édition chez Delirium nous le confirment. Que ce soit Matt Kindt ou Jose Villarubia, le constant est identique. Aborder la génèse des œuvres de Corben, vouloir en percer les mystères, c'est se heurter à un fait simple : le bonhomme était unique, impossible à résumer, à plagier. Un hasard si Del Toro, Moebius et Alan Moore vénèrent Richard Corben comme un dieu tutélaire ? Je ne crois pas. Alors oui, Les Enfants du Feu n’est pas le volume le plus accessible de la saga, mais il en est l’un des plus intrigants et démentiels, dans le bon sens du terme. En revisitant les mythes fondateurs de son univers, Corben étend encore la carte d’un monde où la sensualité, la violence et l’étrangeté fusionnent et nous interrogent. Au lecteur de recouper, décider, digérer, voire même, s'il a un peu de goût et de curiosité, de s'émerveiller. 


Les chroniques publiées au sujet de 

DEN 1

DEN 2



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MARVEL WORLD 1 : C'EST PARTI POUR LE RÈGNE DE FATALIS




 En fait, Marvel World, c'est un peu l'incarnation moderne de ce que fut autrefois le pilier du super-héroïsme chez Lug puis Semic, l'inoubliable Strange. Sauf que la qualité des séries Marvel, en ce moment, n'est pas toujours à la hauteur des ancêtres glorieux. Toujours est-il que ce premier numéro de la revue phare de Panini propose les débuts de Le Règne de Fatalis, raison suffisante pour s'y coller, et découvrir ce nouveau grand événement tant attendu. Dans l’univers 616, tout finit toujours par tourner autour de Victor von Fatalis. Ici, littéralement, puisque One World Under Doom transforme la planète en annexe de la Latverie, avec hymne martial et sourire crispé obligatoire. Après six mois de retraite mystique, où il avait troqué les lasers pour les grimoires, Fatalis revient donc en Sorcier Suprême convaincu de détenir enfin la solution à tous les problèmes du monde. En quelques pages, Ryan North montre un Victor impérial, sûr de son génie, déroulant son programme politique comme un PDG mégalo : fin de toutes guerres, santé pour tous, éducation gratuite… bref, la dictature éclairée dont beaucoup rêveraient, faute d'avoir accès à ce qui est un privilège pour une grande partie de la planète. On pourrait applaudir, si le tout n’était pas servi avec cette arrogance chère au personnage, entre le despote visionnaire et l’influenceur Linkedin qui n’a jamais eu tort de sa vie. Face à lui, les Avengers hésitent entre l’indignation morale et la perplexité : comment renverser un tyran qui fait mieux qu’eux dans les sondages ? Ils se rapprocheraient même du Baron Zemo, preuve qu’on touche le fond stratégique. North orchestre cette confusion avec une ironie délicieuse : les héros partent en mission sans plan, en espérant que Reed Richards improvisera quelque chose en route. Spoiler, il va se planter. Graphiquement, R.B. Silva est convaincant. Fatalis est vraiment majestueux : un souverain sorcier drapé de sortilèges, présent dans des pages qui débordent d’énergie, de combats inattendus et de citoyens hypnotisés par les discours télévisés du maître. Chez Marvel, cela s’appelle une dystopie ; dans la tête de Victor, c’est le monde parfait. Le Règne de Fatalis frappe surtout par cette question perfide que North glisse entre deux explosions : et si Fatalis avait raison ? Rien de tel qu’un tyran efficace pour replonger les héros dans leurs contradictions. 



Il y a deux autres épisodes essentiels dans ce premier numéro de Marvel World. Tout d’abord, vous assisterez au nouveau départ de Spider-Man, cette fois confié aux bons soins du scénariste Joe Kelly. Il s’agit en réalité d’un véritable petit festival offert par le dessinateur espagnol Pepe Larraz qui, comme vous le savez sans doute, compte aujourd’hui parmi les meilleurs artistes à l’œuvre chez la Maison des Idées. C’est lui qui parvient à transcender cette relance somme toute très classique : Peter Parker cherche un emploi, en trouve un grâce à une ancienne connaissance du lycée, fréquente une nouvelle petite amie et voit de nouveaux ennemis œuvrer dans l’ombre contre lui. Bref, rien que l’on n’ait déjà lu ou relu, mais l’ensemble a au moins le mérite d’être superbement illustré. Du côté d’Iron Man, c’est désormais Spencer Ackerman qui reprend la série. On retrouve un Tony Stark revenu à la tête de son entreprise… pour s’en faire évincer presque aussitôt. Une panne d’armure au beau milieu d’une démonstration, une chute sévère, une blessure grave et le voilà contraint d’entamer une longue rééducation. Ce retour à la case départ débouche sur une nouvelle sorte de « guerre des armures » qui l’oblige à faire un net pas en arrière dans l’utilisation de sa technologie. L’ensemble est plutôt intéressant, voire franchement intrigant, servi par les dessins prometteurs de Julius Ohta. Le reste, en revanche, se révèle nettement moins enthousiasmant. L’épisode des Avengers, directement lié aux événements du Règne de Fatalis, est d’un ennui profond et parfaitement dispensable : une simple transition narrative centrée sur le Captain America version Sam Wilson, sans véritable intérêt. Même constat pour les épisodes consacrés à Thor, ici issus d’Immortal Thor. Le titre souffre d’un handicap majeur : vous devez prendre l’histoire en cours de route et, si vous n’avez pas lu les chapitres précédents, vous risquez d’être complètement perdu face à ce que propose Al Ewing. D’autant plus que chaque planche est réalisée par un dessinateur différent, ce qui exige une attention soutenue et exclut pratiquement tout lecteur novice. Dommage : le Dieu du Tonnerre a connu des jours bien plus passionnants, y compris récemment. Terminons avec une information importante : si Le Règne de Fatalis vous passionne ou vous a simplement convaincu de casser votre tirelire, sachez qu’il existe une autre publication du même type, actuellement disponible chaque mois. Panini y insère un ensemble de séries annexes, comme Doctor Strange, les Avengers Supérieurs ou Doom Academy. Nous n’avons pas encore tenté l’aventure, mais je vous en reparlerai, le cas échéant.



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ULTIMATE SPIDER-MAN DE JONATHAN HICKMAN : LE SPIDEY QU'ON ATTENDAIT


L’histoire de Spider-Man, on la connait tous. Tout commence d’ordinaire par une araignée radioactive capricieuse et un lycéen timide qui découvre que grimper aux murs est plus pratique qu’un abonnement à une salle de sport. Sauf que dans Ultimate Spider-Man, Jonathan Hickman met un grand coup de tatane dans cette fourmilière arachnoïde : et si Peter Parker n’avait jamais été mordu ? Et si une force venue bidouiller la chronologie lui avait volé la vie héroïque qui lui revenait ? Et si, vingt ans plus tard, le destin revenait frapper à la porte, comme si finalement il n'était pas possible de lui échapper, d'une façon ou d'une autre ? Le résultat de ces interrogations, c’est l’un des récits les plus stimulants que Marvel ait offerts à son héros fétiche depuis des années. Hickman s’empare de Peter avec un sérieux qui n’exclut jamais une vraie chaleur humaine, et le transforme en un adulte complet : un mari, un père, un homme heureux… mais pas encore comblé. En 2025, Marvel réinvente un personnage qui, paradoxalement, n’avait jamais autant ressemblé à lui-même que sous cette nouvelle forme bien plus intéressante que l'éternel adolescent empêtré dans des runs de plus en plus fades et répétitifs. Dans cet univers alternatif, Peter a épousé Mary Jane, fondé une famille, et évolue dans un quotidien où responsabilités riment avec gosses à border, devoirs à signer et petits traquas domestiques. La grande réussite de la série, c’est justement d’assumer ce virage. Marvel n'a jamais vraiment osé laisser son Peter traditionnel vieillir (depuis les années 1990), au nom de la jeunesse éternelle et de la sacro-sainte « identification du lecteur ». Ici, enfin, l’éditeur retourne la table : la maturité devient la force du personnage. Renew your wows, mais en dix fois mieux.



Au cœur du récit, on trouve la relation Peter/MJ, écrite avec une finesse rare. Pas de drames artificiels, pas de ruptures tonitruantes suivies de retours de flammes forcés, seulement deux adultes qui conversent (beaucoup, ça parle énormément dans USM), se soutiennent et affrontent ensemble l’irruption tardive d'un destin super-héroïque. Leur duo donne au récit une stabilité émotionnelle étonnante, surtout lorsqu’entre en scène leur fille May, véritable moteur de plusieurs des meilleurs moments de ces épisodes. Richard, le petit frère, attend son tour, mais il est destiné à de grandes choses, de très grandes choses ! Évidemment, Hickman ne serait pas Hickman sans un vaste échiquier en arrière-plan. L'ombre du Créateur plane toujours, héritée d’Ultimate Invasion, mini-série dont dépend en partie ce nouvel univers. La beauté du travail réside dans son accessibilité : un lecteur novice peut tenter Ultimate Spider-Man sans diplôme en hickmanologie, tandis que les plus férus y verront mille échos et clins d'oeil à des trames passées et futures. Graphiquement, ce premier Deluxe est un régal. Marco Checchetto délivre un Spider-Man athlétique, massif, profondément humain dans chaque expression, et ses planches redonnent foi en ces comic books modernes dont le niveau graphique moyen a tendance à déconcerter les anciens. Lorsqu’il laisse la main à David Messina, l’énergie ne retombe pas : certaines de ses pages sont très élégantes, et fichtrement intelligentes. Pas simple de succéder au grand Marco en ne devant dessiner que des scènes statiques dans un restaurant, par exemple. Messina, la force tranquille ! Et puis, il y a les surprises. Le Bouffon Vert en pseudo-mentor ? Voilà une idée qui semblait impossible… jusqu’à ce qu’elle fonctionne. Harry Osborn is back in the game ! Bref, on a l’impression d’avoir retrouvé un Peter Parker qui avait disparu depuis longtemps : un héros qui évolue, qui interroge ses choix, qui n’est plus coincé dans une boucle sans fin de « problèmes d’adulte écrits comme des soucis d’adolescent ». Si vous aimez Spider-Man, lisez cet album. Si quelqu’un que vous aimez aime Spider-Man, offrez-lui cet album. C'est Spider-Man, comme on l'aime, comme on le voudrait encore. 

(En illustration, la variant cover spéciale Noël, parce que… c'est bientôt Noël)


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LE PODCAST LE BULLEUR PRÉSENTE : SILENT JENNY


 Dans le 211e épisode de son podcast, Le bulleur vous présente Silent Jenny, album que l’on doit à Mathieu Bablet, un ouvrage édité chez Rue de Sèvres sous le label 619. Cette semaine aussi, le podcast revient sur l’actualité de la bande dessinée et des sorties avec :


- La sortie de Women of the west, album choral que l’on doit au scénario de Tiburce Oger, au dessin signé par de nombreuses et nombreux artistes et c’est publié aux éditions Grand angle


- La sortie de l’album Là où tu vas que l’on doit à Étienne Davodeau ainsi qu’aux éditions Futuropolis


- La sortie de l’album Thrillerville que l’on doit à Lerenard pour le scénario, Alex Puvilland pour le dessin et l’album est publié aux éditions Daniel Maghen


- La sortie de France profonde, un album que l’on doit au scénario conjoint de Kris et Swann Dupont, au dessin d’Eliot et c’est publié aux éditions Albin Michel


- La sortie de l’album Que d’os !, adaptation d’un roman de Jean-Patrick Manchette par Max Cabanes, épaulé par Doug Headline, un titre sorti chez Dupuis sous le label Aire noire


- La réédition d’Un léger bruit dans le moteur, album que l’on doit au scénario de Gaet’s, au dessin de Jonathan Munoz et c’est sorti aux éditions Petit à petit.



 
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OBRIGAN TOME 1 : LE SERMENT DES DRUIDES (CHEZ SOLEIL)


 On part pour une contrée lointaine et fantastique, là où le vent mord avant même que les monstres plantent leurs crocs : un drame impensable secoue le royaume de Sonrygar. Une citadelle que l’on croyait inviolable se transforme en ossuaire silencieux, une garnison entière est décimée, les corps de 49 soldats sont mutilés avec une précision qui ne doit rien aux arts guerriers connus, et surtout un détail glace définitivement le sang : personne n’a rien entendu. Pas un cri, pas un choc, pas même le grincement d’une armure mal huilée. Forcément, dans un monde qui déborde déjà de légendes hostiles, les rumeurs reprennent vie. Le Rôdeur, ombre oubliée des chroniques les moins rassurantes, serait de retour. Légende ou sinistre présence ? Évidemment, il n’en faut pas davantage pour que les souverains locaux se jettent la pierre avec la fourberie habituelle des puissants. Le roi de Sonrygar voit dans ce massacre un prétexte rêvé pour accuser son voisin de Rahimir et rallumer une guerre qui couve depuis trop longtemps. En face, on proteste, on dément, et chacun affûte ses armes en prétendant vouloir la paix. Seule la Forêt du Sud, territoire sacré des druides, semble garder suffisamment de recul et de sagesse pour envoyer l’un des siens éclaircir la situation avant que les deux royaumes ne transforment la région en brasier. Ce druide, c’est Obrigan, membre expérimenté et respecté de l’Ordre des Loups, qui donne son titre à cette saga prévue en trois volumes, chez Soleil. 


En enquêteur méthodique, Obrigan traque les incohérences dans les témoignages, débusque les mensonges et tente de comprendre comment un carnage aussi improbable a pu se dérouler dans un endroit censé défier toute intrusion. La démarche, d’ailleurs, constitue l’un des grands atouts de ce premier tome : elle donne à la série un parfum d’enquête monastique à la Nom de la rose, tout en ancrant l’intrigue dans une fantasy à la fois sombre, rugueuse et ouverte à toutes les saillies surnaturelles. Chacun pourrait être coupable, chacun cache quelque chose, et l’album multiplie les fausses pistes à plusieurs reprises. Obrigan est accompagné par deux jeunes disciples qui vont avoir un rôle (et un destin) différent au fil des pages, tandis que le lecteur va réaliser, en cours de route, que les secrets des druides sont cachés et jalousement gardés pour une bonne raison. Graphiquement, Pierre-Denis Goux transforme cette enquête en véritable plongée sensorielle. Ses forêts semblent respirer, ses citadelles imposent le respect par leur austérité, et les personnages portent leurs émotions au visage comme des stigmates (visages couverts de cicatrices, parfois). La mise en scène alterne grands panoramas solennels et gros plans nerveux qui amplifient la tension. Les coloristes, eux, travaillent dans une pénombre volontaire, presque une obscurité rampante, mais sans jamais perdre la lisibilité du trait. Reste à parler du texte, du scénario, où l’on sent la patte d’Olivier Peru : un récit solide, bien huilé, qui n’hésite pas à poser ses bases et à détailler son univers… parfois un peu abondamment. La mythologie locale, les rivalités entre royaumes, les dons druidiques, tout cela forme un ensemble riche mais aussi un brin bavard. Rien de rédhibitoire, néanmoins. Et je vous l'assure, car ce n'est pas habituellement ma tasse de thé, mon domaine de prédilection. Pourtant, je n'ai jamais décroché, tout compris, pratiquement tout aimé. Bonne pioche. Un début dense et ambitieuse pour cette nouvelle série impeccablement illustrée, qui devrait en séduire beaucoup parmi les amateurs et amoureux d'un genre sans cesse renouvelé. 



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SPAWN 2025 : NOUVEAU DEPART NOUVEAU FORMAT CHEZ DELCOURT


 Après l’apocalypse céleste et infernale, l’univers de Spawn traverse l’une des métamorphoses les plus audacieuses de son histoire récente. De son histoire tout court, même ! Delcourt profite de l'occasion pour revoir sa politique de publication. Désormais, chaque album portera le nom de son année de parution VF et contiendra douze numéros, pour autant de mois. Le fait est qu'en mettant un terme à la guerre entre le Paradis et l'Enfer, Todd McFarlane a fait tomber un rideau sur l'intrigue principale qui avait été mise en place dès le tout premier numéro de la série, depuis devenue franchise. En 2024, Spawn renonça au trône des damnés et finit par convaincre Nyx de prendre sa place, à cause d’un constat simple : aucun camp ne méritait de régner. Cette décision bouleversa l’équilibre cosmique et déclencha une onde de choc inattendue. Sans super pouvoirs, sans Hellspawn et sans anges célestes aux ailes rutilantes, la Terre devint une gigantesque zone d'ombre. Autrement dit, le terrain de jeu idéal pour redéfinir intégralement la série. Dans ce nouvel ordre mondial, Spawn évolue comme un soldat revenu à ses principes militaires : lutter pour survivre, à la dure. Avec cependant une mission, chercher un remède au vampirisme, à cause de la montée en puissance de Bludd, souverain des suceurs de sang qui profite du chaos post-guerre pour verrouiller les accès aux royaumes célestes et infernaux et imposer sa caste sur toute la planète. Ce virage scénaristique fonctionne plutôt bien : ramené à sa simple humanité, Al Simmons redevient une bête de combat tactique. C’est un retour aux fondamentaux, presque une redécouverte du personnage, tandis que l'ascension des vampires renvoie tout le monde dos à dos, avec en joker surprise une hybride ange-démon, qui a elle conservé ses pouvoirs…



Cette histoire, ce renouveau, gagne en densité lorsqu’il aborde le cas d’Eddie Frank, devenu mi-ange, mi-vampire. Cette transformation, tragique et imprévisible, sert de moteur émotionnel et confère à Spawn une motivation limpide : sauver un ami en train de glisser vers une monstruosité qu’il n’a jamais désirée. Dans un univers où les frontières morales étaient autrefois écrasées par des enjeux cosmiques, voir Spawn se battre simplement pour protéger quelqu’un à qui il tient redonne à la série un parfum d'intimité et de camaraderie qu'on pensait perdu. Cette nouvelle phase vampirique s’impose ainsi comme un laboratoire narratif : Spawn apprend à fonctionner dans un monde où la magie ne règle plus rien, où les alliances se font dans l’urgence, et où les monstres sont parfois ceux qui souffrent le plus. En se recentrant sur la relation entre Spawn et Eddie Frank, la série retrouve ce qu’elle a toujours su faire : raconter des destins brisés dans un univers en ruines, avec une noirceur qui ne renonce jamais à une forme d’humanité. Certes, il ne faut pas s'attendre à ce que cet étrange statuquo perdure plus de quelques mois. L'album sobrement nommé 2025 est le récit d'une longue parenthèse intrigante, mais une parenthèse tout de même. L'ensemble forme une porte d'entrée pas si idéale que ça pour les nouveaux lecteurs, car il y a beaucoup de personnages, de retours venus parfois de nulle part, et c'est le fin connaisseur chevronné qui appréciera pleinement ces épisodes. Néanmoins, ça peut se comprendre et se tenter. Rory McConville et Todd McFarlane écrivent et développent le titre comme aux grandes heures des années 1990, avec l'apparition quasi systématique d'un nouveau protagoniste en fin de chaque numéro, pour faire monter les enchères ou développer une situation tendue. C'est gothique des pieds à la tête, sanglant, avec un Brett Booth qui démontre être toujours un des plus grands spécialistes de ce genre de récits. Les poses iconiques abondent, pour la plus grande joie de vos rétines. Spawn, l'incarnation d'une noirceur qui ne renonce jamais à une forme d’humanité, et ne semble jamais vouloir vraiment vieillir, depuis plus de trois décennies, pour le meilleur et pour le pire. 


La cover exclusive de KIBAR pour le comic shops assemble

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ZAGOR : LA VENGEANCE DE DUNCAN CHEZ FORDIS


 Randy Johnson vient de vivre un drame. Lors d'un voyage en diligence, sa femme Nancy a été victime de violence de la part d'un passager indélicat, un criminel qui a ensuite éjecté le mari avant de tuer tout le monde. Randy est toutefois parvenu à le rattraper (trop tard) et à l'éliminer. C'est alors que Zagor intervient et se propose de ramener les corps dans la petite ville de Breakheart Town, où il va également essayer de faire en sorte que justice puisse se faire. Problème, le type abattu appartient à la famille Duncan, qui fait la loi dans les environs, et entend bien se venger. Bref, ça risque de tourner au règlement de comptes sanglant, d'autant plus que la lâcheté des habitants est effarante et qu'à part un jeune gamin, Zagor et Chico ne pourront compter sur… personne.

Comme vous le savez sans doute, Zagor, autrement dit l’Esprit à la hache, est mon personnage préféré, tous styles de bande dessinée confondus. Alors forcément, lorsqu’un album contenant l’une de ses aventures débarque sur le marché français, il m’est impossible de passer à côté sans vous en parler. Le problème, hélas, vient de la manière dont cette histoire a été publiée chez Fordis. Je m’explique : tout d’abord, le choix d’un petit épisode de 48 pages, écrit par Stefano Fantelli, proposé dans un grand format à 20 €, laisse perplexe. À ce tarif, une grande partie du lectorat habituel de Zagor — celui de la bande dessinée populaire, les fumetti — n’osera sans doute pas tenter l’expérience. D’autant que la distribution semble pour le moins erratique : par exemple, impossible de trouver l’album dans les différentes Fnac du Sud que j’ai visitées. L’histoire originale était en noir et blanc, et il faut reconnaître que la mise en couleur n’a rien d’exceptionnel ; elle finit même par aplatir le trait de Rodolfo Torti, un dessinateur au style très particulier, assez éloigné de ce que les lecteurs de Zagor connaissent et apprécient. Résultat : cette approche a autant de chances de provoquer l’incompréhension, voire le rejet, que l’adhésion. Le choix reste donc étonnant, même si l’on suppose que le succès d’une autre BD du même artiste (Jan Karta) a pu motiver cette publication. Ajoutons à cela une traduction d’une grande platitude : rien d’exceptionnel, des expressions traduites presque au pied de la lettre, des dialogues qui sonnent faux et une impression générale de lourdeur. La relecture, elle aussi, n'est pas parfaite, loin de là : certaines fautes d’orthographe figurent même dans la présentation officielle de l’album sur le site de l’éditeur, où l’on peut trouver, par exemple, une confusion entre et et est (dans l'album, c'est l'impératif qui pose problème, à un moment donné). Bref, difficile de ne pas penser que ce type de publication aura du mal à trouver son public. Ce n’est pas, à notre sens, la meilleure façon d’adapter la bande dessinée populaire italienne, et tout ce que nous pouvons en dire risque, une fois encore, d’entrer par une oreille et de ressortir par l’autre. Alors oui, difficile de ne pas être déçu, et de ne pas nourrir la certitude que, malheureusement, à part combler une poignée de nostalgiques, ce n’est pas de cette façon que Zagor pourra conquérir le public français. Mais malgré tout, achetez l’album ! Soutenez cette initiative ! Simplement, n’en attendez rien d’autre qu’une petite parenthèse sympathique, qui a toutefois bien peu de chances de s’inscrire dans la durée.





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BATMAN DARK AGE : RELECTURE ET HOMMAGE AVEC RUSSELL ET ALLRED


 Le Bruce Wayne que nous découvrons en 2030, dès le premier épisode de Batman : Dark Age, est bien loin du playboy milliardaire distribuant des coups dans les ruelles sordides de Gotham. Le temps a fait son œuvre : nous voici face à un vieillard particulièrement fragile, soigné dans un hospice de luxe. À cela s’ajoute un problème plus épineux encore : sa mémoire vacille, ses souvenirs s’effilochent, et la raison semble peu à peu lui échapper. Quelle solution proposer, alors, à celui qui fut autrefois l’un des plus grands héros de la Terre ? Tout simplement, lui offrir un carnet dans lequel consigner ses souvenirs : un moyen de réactiver ses neurones, mais aussi de permettre au lecteur de comprendre ce qui s’est réellement passé depuis cette nuit tragique de 1957 où ses parents furent assassinés. Au fil de ces pages, on revisite ainsi les années de formation de Bruce Wayne, mais aussi celles de ses débuts en tant que justicier, dans les années 1960, au sein d’un univers parallèle inédit. Mark Russell y déploie une approche singulière, en écho à son travail récent sur Superman, où il revisitait déjà les mythes fondateurs du genre avec une classe folle. Si j’apprécie autant Russell, c’est parce que ses récits de super-héros conservent toujours un ancrage social fort, et qu’ils sont traversés d’un humour corrosif qui fait mouche. La jeunesse de Bruce Wayne, par exemple, est présentée sous l’angle de son bien-être matériel et de ses ressources économiques illimitées, qui font de lui une petite frappe turbulente, sûre de son impunité. Il sait que, quoi qu’il fasse, les conséquences seront nulles : une armée d’avocats veille, Alfred vient le tirer d’affaire si nécessaire, et un petit billet glissé à un policier corrompu suffit à le libérer. Mais un jour, Bruce croise la route du seul flic intègre de Gotham : Jim Gordon. Condamné à dix ans de prison à la suite d’un verdict absurde, manipulé par ceux qui ont entre-temps mis la main sur l’entreprise familiale, il n’obtient sa liberté qu’à une condition : rejoindre Ra’s al Ghul et l’armée américaine, alors engagée dans les jungles du Vietnam, pour un conflit sanglant et absurde.



C’est là-bas, dans la moiteur du chaos, que Bruce Wayne apprend les techniques de combat, mais aussi la subtile analogie entre le jeu d’échecs et la lutte contre le crime. Mark Russell parvient à reconstituer ce que nous pensions déjà connaître tout en en modifiant le sens et les connexions. C’est brillant, incisif, et superbement écrit — un véritable régal. De retour à Gotham, Bruce combattra pour ceux qui en ont besoin, guidé par une morale inébranlable et un code éthique strict : ne jamais tuer. Et il faut dire que la ville avait grand besoin d’un justicier de cette trempe, tant elle est gangrenée par la mafia locale, dominée par la famille Falcone. On retrouve dans cet univers revisité toute une galerie de visages familiers. Le Joker, d’abord, ici réinventé en clown triste, cabarettiste raté qui gratte là où ça fait mal. Les membres de la Justice League, eux, sont trop occupés à sauver l’univers de l’arrivée imminente de l'Anti-Monitor (Crisis on Infinite Earths, vous l'avez compris) pour venir prêter main-forte à Batman. Dick Grayson, quant à lui, bosse d’abord pour la pègre locale avant d’être recueilli par Bruce, tandis que Catwoman fait son apparition dès l’adolescence, avant de devenir cette anti-héroïne ambivalente qui partage avec Batman une relation aussi électrique que trouble. Michael Allred signe les planches avec son style inimitable : une apparente simplicité, une fausse naïveté, qui collent parfaitement aux intentions de Mark Russell et à la période qu’il évoque. Ce parti pris graphique divisera peut-être (certains y verront une limite, d’autres une formidable cohérence esthétique) mais il sert admirablement un récit à la fois dense, inventif et souvent brillant. Batman Dark Age s’impose ainsi comme une réussite pleine de charme et d’audace, émaillée de moments de grâce et d’idées lumineuses. Un album qui ne déçoit pas, et qui, sans aucun doute, trouvera sans mal son public.



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LES ACHARNÉS : UN HORS SÉRIE "CRIMINAL" DE BRUBAKER ET PHILLIPS


Ed Brubaker et Sean Phillips ne sont pas du genre à se reposer sur leurs lauriers très longtemps. Les sorties se succèdent régulièrement, toute d'une qualité remarquable. Je les adore ! Tandis que leur série Criminal s’apprête à vivre une seconde existence sur Amazon, les deux complices reprennent du service dans leur univers fétiche avec The Knives, sobrement traduit par Les Acharnés chez Delcourt. Une histoire de couteaux, donc, mais aussi de cicatrices : celles des personnages, du système, et peut-être même des auteurs eux-mêmes. On retrouve ici trois visages familiers : Jacob Kurtz, le dessinateur de la BD Frank Kafka, Detective Privé (clin d’œil appuyé à Jack Kirby, de son vrai nom Jacob Kurtzberg) ; Angie, jeune orpheline qui sert les consommations du bar miteux Undertown ; et Tracy Lawless, vétéran hanté par l’ombre de son père Teeg et de son frère Ricky. Le récit alterne entre Jacob et Angie, deux trajectoires parallèles qui finiront par se croiser (voire s’entrechoquer) dans la grande tradition de Criminal. Comme dans Un été cruel, Brubaker atteint ici une ampleur quasi romanesque : chronique des illusions perdues, méditation sur l’héritage et la fatalité, tout en s'appuyant sur la mécanique du polar le plus sombre, comme l'exige le cahier des charges. La première moitié de l’album, centrée sur Jacob, vaut à elle seule le détour. Envoyé à Hollywood pour assister à l’adaptation télévisée de son strip Frank Kafka, il se retrouve propulsé dans un monde de faux-semblants, où les producteurs confondent “graphic novel” et “comic strip”, et où les scénaristes parlent du privé à adapter sans jamais l’avoir lu. Brubaker règle ici quelques comptes à peine voilés avec ses propres expériences de scénariste à Los Angeles. Le rêve américain, vu depuis les coulisses, ressemble décidément à un décor en carton-pâte. Les Acharnés est dès le départ une confession à peine déguisée : Brubaker, fatigué du cirque des adaptations, semble interroger la raison même de son retour à son univers privilégié. Pourquoi continuer à creuser un sillon qu’on prétend connaître par cœur ? Pourquoi revenir toujours à ces marginaux sans issue, sinon pour constater que, malgré tout, la machine à rêves tourne encore ? C’est là la plus grande réussite de cet hors série à Criminal : cette lucidité glaciale sur l’acte de création, sur la boucle sans fin entre art, commerce et désillusion. Et ça n'est que le début, on enchaîne, vite !



Le versant d’Angie, en revanche, est un peu plus classique. Chassée de son bar, orpheline de repères, elle dérive vers la criminalité, miroir tragique de Jacob, sans bénéficier de la même ironie méta. Le récit alterne bien les points de vue, mais sans contraste formel ou de ton : noir c'est noir, gris c'est gris, il n'y a presque (plus) d'espoir, au fil des pages. C'est comme toujours à chaque fois qu'une embellie (ici la période du confinement durant la crise du covid) survient que le lecteur s'attend à voir tomber la grêle ou la foudre, et immanquablement, c'est ce qui arrive ! Sean Phillips et son fils Jacob (à la couleur) parviennent à magnifier l’ensemble, une fois de plus. Le trait de Sean reste d’une élégance naturelle, à la fois brutale et mélancolique, tandis que la palette chromatique de Jacob sert le propos : éclats pastels pour Hollywood, néons nocturnes pour la dérive d’Angie, sépias fatigués pour les souvenirs. Tout respire l’expérience, la maîtrise, la complicité visuelle. Les Acharnés n’est pas une révolution graphique, mais une leçon de style, leçon donnée par trois artisans au sommet de leur art. Certains reprocheront à Brubaker et Phillips de se répéter, de ne plus surprendre. C’est vrai qu’ils ne cherchent plus à réinventer la roue. Mais il faut reconnaître qu’ils savent toujours la faire tourner avec une précision d’orfèvre. Leurs personnages restent des âmes en sursis, oscillent entre rédemption et damnation, et ce nouveau volume (publié sous la forme d'un roman graphique, pas d'une série), plus introspectif que bien des précédents, emmène l'univers de Criminal vers un territoire plus existentiel. Les Acharnés n’est peut-être pas le volet de la saga le plus explosif, mais c’est sans doute l’un des plus honnêtes. Une plongée à la fois dans l’industrie du divertissement et dans les obsessions de deux auteurs qui ne savent pas (ou ne veulent pas) envisager de jeter l'éponge. Des acharnés de l'art, du noir, du glauque, de la vie en général. Tant que le talent sera à ce point au rendez-vous, take my money, Sean & Ed. 


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HYDE STREET : LA RUE DE L'HORREUR SELON JOHNS ET REIS


 Avec le label Ghost Machine, Geoff Johns semble avoir provisoirement mis en pause ses velléités de scénariste super-héroïque pour s’aventurer dans des territoires plus sombres. Par la grâce de Hyde Street, co-créé avec son complice Ivan Reis, il délaisse les anneaux verts et les tréfonds de l'espace pour explorer les bas-fonds de l’âme humaine : en décor principal, une rue maudite, hors du temps, où les damnés purgent leurs fautes à coup de livraisons d’âmes perdues. Le concept est aussi simple qu’efficace : Hyde Street est une artère fantomatique reliant toutes les grandes villes, un lieu de rédemption forcée où ceux qui ont péché doivent « livrer » dix mille âmes au Compteur, une sorte de comptable infernal. Parmi ces résidents malgré eux, un ancien publicitaire connu sous le nom de Mr. X-Ray, jadis vendeur de gadgets minables comme les fameuses lunettes à rayons X, et désormais condamné à marchander des âmes pour racheter ses fautes passées. Face à lui, Pranky, un jeune Boy Scout démoniaque aussi souriant que cruel, qui continue de semer la perdition avec une ferveur inquiétante. Plus on avance dans l'album, plus on découvre de nouveaux résidents diaboliques, avec notamment un ancien acteur frustré abonné aux rôles de monstres, ou encore une jeune femme obsédée par la perte de poids. Johns joue ici sur une veine horrifique à la fois rétro et contemporaine, qui évoque pêlemêle La Quatrième Dimension, The Sandman ou encore les vieilles anthologies E.C. Comics (voire même… Spawn). L’ambiance rappelle ces publicités mensongères et un brin sordides qu’on trouvait dans les marges des comics des années 1950, et dont vous trouverez quelques reproductions clins d'œil parmi les bonus du tome 1 publié chez Urban Comics.



Graphiquement, Ivan Reis signe des planches d’une richesse impressionnante, renforcées par l’encrage de Danny Miki et les couleurs savantes de Brad Anderson. Le trio évoque les ombres et les textures du comics d’horreur classique sans sombrer dans le pastiche. Francis Portela apporte quant à lui une respiration visuelle bienvenue lors de deux épisodes, avec un style plus européen et clair, qui n'est visiblement pas suffisant pour que son nom apparaisse sur la couverture de l'ouvrage (on adore Francis, aussi doué que sympathique, c'est un crève-cœur que cette décision erronée). Au-delà de ses atours macabres, Hyde Street se penche ouvertement sur notre fascination pour la faute et la punition. Les damnés de Geoff Johns ne sont pas que des monstres : ce sont des humains rongés par la culpabilité, la honte ou l’orgueil. L’horreur, ici, n’est pas dans les crocs des démons, mais dans la lucidité. Et c’est ce qui rend la lecture aussi dérangeante que captivante. Il y a toujours une raison qui pousse ces individus à devenir ce qu'ils sont devenus, qui éclaire d'un jour nouveau leur décadence. Seul les criminels les plus ignobles, comme cet homme qui s'en prenait à des jeunes filles, sont voués à une fin atroce, sans nuance ou rédemption ébauchée. Sombre, cruel, et pourtant profondément humain, Hyde Street confirme que Geoff Johns n’a rien perdu de sa science du récit. Il la met simplement au service d’un enfer moral d’une cohérence jusqu'ici quasi parfaite. L'impression est qu'il s'agit là d'un vrai univers à tiroirs, capable de tenir sur la durée, comme un témoigne aussi le numéro spécial consacré à Mme Bienfaite (la fanatique de la maigreur) et sa famille, qui vient donner de la profondeur psychologique à un personnage détestable, incarnation de la course à la superficialité et aux kilos de trop. Hyde Street est vraiment une découverte à faire au plus vite ! 



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WONDER MAN : MY FAIR SUPER HERO (AVEC PETER DAVID)

 Il faut être honnête : sans la puissance de frappe de Disney+ et de ses séries télévisées, nous n’aurions sans doute jamais découvert en la...