Une gigantesque citadelle surplombe un paysage dantesque du nom de Terre des cinq rivières. Dantesque, le terme est juste, tant les décors, les ambiances, évoquent dans ce Forgotten Blade l'œuvre du célèbre poète florentin, la Divine Comédie et ses girons de l'enfer. On peut voir par moment des masses d'êtres humains pressés les uns contre les autres, entraînés dans les profondeurs sous forme de flots tourmentés, sombres et poisseux. Très vite, nous faisons la connaissance de Ruza le Crasseux, qui est principalement le plus célèbre guerrier de ce monde-là. Il est persuadé d'être également le plus fort et même si cela implique qu'il n'a pas nécessairement besoin de le prouver à tous, il n'est pas contre un bon défi de temps en temps, histoire de garder la forme, d'imposer le respect et de confirmer que nul ne peut égaler son talent. D'autant plus qu'au cours d'un combat mémorable et expéditif, il a récupéré une arme fabuleuse, la Lame oubliée, un artefact extrêmement important pour notre récit et dont personne au départ ne soupçonne la véritable utilité. Ruza va croiser le chemin d'une chamane appelée Noa, en quête de vengeance depuis que ses enfants ont été exterminés. Elle n'a qu'une seule idée en tête, faire payer ceux qui ont provoqué le drame, c'est-à-dire la caste religieuse qui gouverne le royaume des cinq rivières. Une religion mortifère, qui impose une véritable tyrannie et considère la moindre opposition comme une hérésie, qu'il faut mater avec brutalité. L'Inquisition ne laisse pas de place au doute et elle trucide tous ceux qui relèvent la tête. Noa à une proposition à faire à Ruza. Puisque ce dernier aimerait bien se tester contre un adversaire à sa hauteur, quoi de mieux que d'aller affronter le Patriarche, c'est-à-dire celui qui est censé être le dieu à l'origine de ce monde. Le problème étant que pour y parvenir, il va falloir aussi pénétrer dans une citadelle qui semble imprenable. Et puis, le concept même de s'en aller tuer un dieu, ce n'est pas seulement un blasphème, c'est aussi quelque chose qui sur le papier a assez peu de chance de se réaliser… Et pourtant…
Tze Chun et Toni Fejzula atteignent l'objectif dès le premier épisode (nous tenons là une mini série en six volets, publiée en VO chez TKO). Un monde crédible, stratifié, une sorte de théocratie perverse qui suinte la cruauté et l'hypocrisie, animée par des personnages détestables, des outsiders charismatiques, des concepts mystiques et fantasmagoriques. Ruza n'est en rien héroïque, par essence, et c'est avant tout sa propre gloire et son nombril qui le motivent pour agir, tandis que Noa est une mère éperdue, qui a la nécessité de transformer la douleur de la perte de ses enfants en une colère agissante, qui se repose forcément sur les larges épaules et la lame enchantée de son allié de circonstance. Le tout confronté au péril des dogmes, cette injonction de s'en tenir à des textes qui n'ont de sacrés que le nom, de révérer une fantaisie, une construction humaine et biaisée qu'on appellera alors Dieu, ou Patriarche, ou comme on le voudra, pourvu qu'en son nom il soit possible de tenir sous le joug un peuple entier. Croire aveuglément, comme une des pires formes de tyrannie. Pourquoi Forgotten Blade fonctionne aussi bien ? Reste pour répondre à analyser le cas Toni Fejzula, artiste qui échappe à toute tentative sérieuse de compréhension depuis des années. Pour deux raisons. Tout d'abord, comment se fait-il qu'un créateur aussi original et génial ne sois pas l'objet des convoitises de tous les grands éditeurs américains, au point de le retrouver sur des projets de plus en plus faramineux ? Un des mystères du marché, assurément. Ensuite, cela fait des années que j'essaie de disséquer véritablement sa manière de travailler, cette façon assez étrange de créer de la beauté à partir d'une juxtaposition de traits, de ce qui semble être des taches d'ombre, des formes brutes et distordues, sans jamais être en mesure de reproduire un de ses dessins ou de percer le secret de cette équilibre architectural impressionnant. Ce n'est donc pas une surprise de le voir briller avec cette aventure ambitieuse, qui dévoile la représentation de tout un royaume, fait de perspectives audacieuses et confondantes, qui mêlent science-fiction débridée et rigueur formelle. Il donne de la profondeur, du volume, à en faire tourner la tête. Le tout est magnifié par des tons souvent olivâtres, ocres ou sablonneux, et constitue un travail fignolé dans les détails les plus infimes, sans la moindre anicroche ou solution de facilité. Forgotten Blade, disponible chez Ankama dès la fin de cette semaine, est une des beautés pures de ce début d'année 2023, susceptible de conquérir les lecteurs bien au delà des habitués exclusifs du comic book américain de super-héros. Qu'on se le dise, et qu'on le lise.
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