LOKI : ENTRE MENSONGES ET MULTIVERS


 Quand on est aussi le prince du mensonge, un dieu de la duperie, il n’est pas si surprenant d’être concerné par l’existence de lignes temporelles parallèles. Chacune de vos décisions, chacun de vos petits arrangements avec la réalité sont autant de possibles, c’est-à-dire d’interprétations qui deviennent « de facto » ce qui est, par votre bon vouloir, ou votre talent. Loki a cependant une certitude des plus funestes, quoi qu’il désire. Thanos sera sa fin, a été sa fin, alors face au Titan fou, point d’échappatoire, plus d’avenir, plus de ruses. La fuite est toujours possible, mais elle ne fait que repousser l’inéluctable. Et faire joujou à travers les couloirs du temps pour s’y préserver un espace de subsistance ou les moyens de rebondir, c’est aussi et surtout l’assurance de se faire prendre la main dans le sac, par le TVA (Time Variance Authority), un tribunal temporel un peu baroque, où de nombreux agents (dont le bien nommé Mobius, c’est-à-dire Owen Wilson) sont en charge de la préservation de la pureté chronologique. Si vous n’êtes pas au bon endroit, ou serait-il plus exact de dire si vous n’êtes pas au bon moment de votre existence, vous êtes considérés comme un « variant » (jamais choix de terme n’a semblé plus pertinent et narquois en ces temps de pandémie si répétitive), c’est-à-dire une variation sur un thème, joué à un moment incongru de la partition, et susceptible de mettre en péril toute la symphonie…



Loki est loin d’être tout puissant, que ce soit en raison de ses origines, son passé, qui sont autant de failles béantes qui laissent à deviner une profonde solitude et un déterminisme écrasant, ou par ses actes récents, c’est-à-dire une cuisante défaite face à Thanos, une confrontation avec ces agaçants Avengers, et l’humiliation de la capture par le TVA et la captivité qui en découle. Des obstacles, des échecs, des moments faibles, que Loki ne peut dépasser autrement que par le sarcasme et se sentiment de supériorité sur autrui, qui n’est qu’une façade. Cela dit il est également plein de ressources, trouve régulièrement une possibilité pour exploiter les contingences extérieures et contaminer subtilement le réel pour le faire ployer dans son propre intérêt. Et c’est ainsi que Loki se retrouve à enquêter sur les agissements des Loki(s), c’est-à-dire toutes les itérations de lui-même, qui ont la fâcheuse tendance à semer un joyeux désordre, tout en survivant à peu près à tout dans le Multivers. Un de ces drôles de « variant » est une Loki au féminin (excellente Sophia Di Martino, qui interprète ce rôle avec une justesse et un rayonnement évidents), ce qui permet d’opérer à cœur ouvert, et d’examiner avec une curiosité amusée et tragique à la fois la rapprochement d’un être insensible (jusque là) et de lui-même. Les deux mêmes facettes d’une même pièce, qui se rendent compte subitement que leur véritable valeur dépend intrinsèquement de cette double identité, condition sine qua non pour donner du sens à l’individualité solitaire. S’aimer soi-même, le paroxysme du nombrilisme, permet ici enfin de s’ouvrir sur l’autre. Tout ceci est aussi le meilleur moyen d’adresser de franches œillades aux lecteurs de comics, qui savent bien qu’il existe depuis toujours une multitude de Loki(s) au format papier, et qui vont pouvoir se délecter à en reconnaître quelques-uns, en les croisant au fil des épisodes, entre avatars grotesques, improbables, ou terriblement tragiques. 


Les deux premiers épisodes nous promènent à l'intérieur des murs claustrophobes et aliénants du TVA (Time Variance Authority), une organisation qui est donc là pour empêcher la création du multivers et conséquemment le chaos. Curieusement, ce chaos est nécessaire, voire vital, pour les plans des Marvel Studios, qui tablent franchement sur ce concept pour aller de l’avant sans se prendre les pieds dans le tapis de leurs ambitions . Loki de son côté a toujours occupé le rôle du monstre, le méchant, portant le masque complet avec des cornes. Mobius révèle ses faiblesses et sa fragilité, lève le voile et découvre un homme sous les traits d'un dieu. Le revers de la médaille, c'est la liberté, incarnée par Sylvie (Loki au féminin). Elle est en fuite depuis qu'elle est enfant, car le TVA l'a privée d'une vraie vie, elle qui n’était pas prévue pour exister. Tout comme il n’était pas prévu que Loki puisse changer, évoluer, et vivre vraiment, lui également. Les deux Loki(s), dans leur fuite des agents du TVA, retrouvent une petite lueur de liberté et de justice. Ensemble, ils complotent pour renverser un système louche et corrompu. Parce que le bureau temporel n'est pas ce que tout le monde croyait ; un peu comme le SHIELD sous la direction secrète d'HYDRA. Les systèmes autoritaires de l'univers cinématographique Marvel cachent toujours un côté sombre. Lamentis-1, refuge post apocalyptique des personnages, devient ainsi la métaphore d'un monde qui s'effondre et de la série en elle-même. Un univers au bord de l'apocalypse, et deux « héros » qui courent sans arrêt pour s'échapper et changer l'histoire. Sauvés puis emprisonnés par le TVA, Loki et Sylvie découvrent deux précieux alliés en la personne de Mobius et B-15. Le personnage joué par Wunmi Mosaku, tout d'abord mentalement contrôlé et reformaté, avait en effet été « libéré » par la déesse Sylvie/Loki, découvrant ainsi la supercherie de l'organisation pour laquelle elle a sacrifié sa vie : tous les agents ne sont que des variants retirés de leur chronologie première. Le vaste mécanisme de préservation des lignes temporelles ne serait qu’un carcan, une vaste blague, un jeu dont les règles restent inconnus aux pions qui s’agitent sur l’échiquier, tandis une secrètement quelqu’un tire les ficelles de toutes les marionnettes, de toutes les lignes temporelles possibles ? Vous avez dit Kang ? 



(attention, ici spoilers!)

C’est ainsi que le dernier épisode de la série, très bavard, statique, et centré sur une confrontation idéologique et un choix cornélien à opérer, est en fait le vrai début de la prochaine phase de l’univers Marvel. Loki et Sylvie font la connaissance du grand contrôleur de toutes les réalités (He who remains), le marionnettiste qui agite toutes les ficelles. Ce n'est autre qu'un être humain doté de grandes compétences scientifiques et technologiques, petite déception philosophique. En fait, on apprend que c'est lui qui a découvert les méandres du Multivers et fait la connaissance le premier de ses propres variants. L'idylle s'est vite terminée, car toutes ces variants n'avaient pas la même vision de la paix et de l'échange mutuel. Ainsi commença une guerre pour la suprématie, et la soif de conquête l'emporta sur la raison. Pour éviter la catastrophe, notre pseudo Kang/Immortus a trouvé un moyen de mettre fin au conflit : annihiler le Multivers et garder une seule chronologie « canonique ». Cependant, fatigué de son rôle, il propose aux deux Lokis de le remplacer et d'empêcher une autre version de lui-même de faire à nouveau des ravages. Notre Loki à nous (Tom Hiddleston) semble presque accepter son rôle, mais Sylvie n'abandonne pas et élimine "le tyran" qui lui a enlevé sa liberté. C’est ainsi que Marvel place ses billes, rafle la mise, et voit son avenir tout à coup s’éclaircir. Une décision qui ouvre la porte à tous les possibles. Remplacer n’importe quel acteur ou personnage par un nouveau venu ou une nouvelle mouture, sans trop devoir fournir d’explications. Effacer la chronologie établie, ou repartir sur de nouvelles bases. Rendre à l’ensemble de l’univers cinématographique pathos et réels enjeux, après la disparition de Thanos, en instaurant un Kang tout puissant, dont l’ombre de la menace n’a même pas encore commencer à planer sur la tête de tous nos héros. Bref, Loki est nos seulement une série agréable à suivre, mais l’indispensable clé pour accéder au niveau supérieur, comme dans ces vieux jeux sur Super Nintendo, où tuer le boss final de chaque niveau n’était que le préambule à la suite de la partie. On va en voir de belles, vous voulez parier ? 

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