Première surprise pour le lecteur de passage, il n'y a pas de dialogue ou de didascalie dans Saison de sang. Parfois nous y trouvons quelques mots échangés, mais dans une langue qui n'a rien d'humain et qui nous est donc incompréhensible. Tout ici va se jouer au niveau du dessin, mais encore du storytelling, c'est-à-dire la capacité de présenter une action et agencer un récit uniquement grâce à l'art graphique. Le sens du détail, la mise en couleurs seront alors également de la partie en tant qu'éléments capitaux de cet album. Bonne nouvelle, Matias Bergara est un dessinateur exceptionnel aux influences multiples, de Moebius, la ligne claire, à toute la scène sud-américaine (et même un soupçon de manga), son trait ne ressemble en fait à rien d'autre, tout comme sa capacité à rendre vivant chacune des cases. Son association avec le scénariste Simon Spurrier a déjà donné de petits bijoux par le passé, notamment Coda (même s'ils ne se sont jamais rencontrés dans la vraie vie !), et c'est avec un grand plaisir que nous les retrouvons ensemble pour ce qui représente un défi majeur et audacieux. Au départ, nous découvrons un géant en armure qui se tient au sommet d'une montagne glacée, avec dans sa main une jeune enfant nue qui se réveille. Alors que le géant entame la descente, très vite ils vont être attaqués. La violence graphique va exploser et Bergara va d'emblée débuter son show personnel, fait de paysages merveilleux, de scènes apocalyptiques, de trouvailles permanentes qui changent du tout au tout, d'un chapitre à l'autre, renouvelant l'émerveillement et le sentiment de terre(s) vraiment étrangère(s). La complexité au service de la simplicité, la beauté comme prélude au malaise ? Bergara prévient sur ses intentions : " D'un côté, nous voulions être super clairs et super précis sur tout ce qui se passe dans chaque case et chaque page. D'un autre côté, nous voulions créer un monde très profond et stratifié, chaque case devenant une fenêtre sur un nouveau monde. Une bande dessinée muette est intéressante, et c'est un bel exercice d'innovation narrative, mais nous ne pouvions pas nous contenter de ça. C'est aussi une histoire fantastique, donc nous devions créer et habiter ce monde avec complexité ". Pour ce qui est de la trame en soi, il faut que le lecteur lise les quatre parties de l'album pour assembler les différentes pièces du puzzle, et avoir une vision d'ensemble révélatrice sur ce dont il s'agit vraiment.
Ce n'est pas non plus un hasard si cette l'histoire se présente dans sa forme originelle avec 4 parties distinctes, qui représentent autant de saisons. C'est qu'il y a dans le récit une idée de cycle, de permanence à travers les générations. La nécessité de toujours aller de l'avant et d'ailleurs l'impossibilité même de faire marche arrière, comme cela est le cas dans l'existence, au sein de Saison de sang, est un des fils conducteurs. Le désir de se retourner conduit à l'apparition de tempêtes de vortex, de pièges qui font que la jeune fille inconnue, qui n'est à aucun moment nommée ou définie, ne peut accomplir ce qu'elle souhaiterait faire. Il lui faut encore et toujours repartir, aller de l'avant. Un des moments les plus chargés en émotion est lorsqu'elle parvient à découvrir ce qui se cache à l'intérieur du géant en armure qui la protège. Une scène qui dès lors place le lecteur sur la voie de la compréhension de ce qu'il est en train de lire concrètement, et qui trouve une conclusion lumineuse et éloquente dans les toutes dernières cases. Simon Spurrier fait ici un très bon travail, avec un matériau assez simple au départ, mais c'est surtout Bergara qui est à féliciter, car en l'absence de texte, il est contraint de renforcer l'impact des émotions, autrement dit de ces petits détails expressifs qui font que chaque personnage doit directement communiquer quelque chose au lecteur. Idem pour les paysages fantasmagoriques qu'il convoque, l'équilibre à trouver entre le spectaculaire, le merveilleux et en même temps le toujours très lisible n'était franchement pas évident. Une difficulté qu'on peut étendre au coloriste Matheus Lopes, qui se démontre également à la hauteur de ce qui est artistiquement un des albums les plus aboutis de l'année, très probablement. On ne peut donc que se réjouir de l'arrivée des comic books (ici en provenance d'Image Comics) chez Dupuis, avec une première sortie qui en appelle d'autres, d'autant plus que le format deluxe devrait séduire un lectorat habitué à lire autre chose que du comics et que le traitement des effets sur la couverture es splendide. Quand le contenant et le contenu s'accordent, il y a des chances pour que ça marche, non ?
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